Chapitre 7 : Le seigneur des idiots.

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«Dans la vie il y a ceux qui savent lire, écrire, compter, et ceux qui courent pour gagner leur pain.» menace de professeur

Le grand dadais est en pleine hésitation... Devant lui il n'y a aucun cairn, mais un village : or sa chasse au trésor suit la piste des cairns, comme celui dessiné sur le bout de papier qui lui sert d'indice. Peut-être le trésor est-il enterré dans le village ? Ou alors doit-il faire demi-tour vers le dernier cairn vu ? Tourmenté par ces questions sans réponse, l'imbécile heureux en vient à croire que le village devant lui est le sien et qu'il a tourné en rond tout au long du trajet.

Calée entre ses bras, Hortense le fixe du regard, de ses yeux trop grands qui dissimulent l'innocence d'un nouveau-né. Quoique désormais capable de parler par des phrases plutôt que par des cris, elle ne pipe mot, pour la simple raison qu'elle n'en connaît aucun. Pourtant, contre toute attente, cette fillette qui découvre son corps vient résoudre la situation.

D'un coup de coude, elle attire l'attention du grand dadais. Puis Hortense pointe du doigt une bâtisse à l'horizon et, sans trop chercher à comprendre le pourquoi du comment, son porteur lance la jument dans cette direction, filant comme l'éclair.

Vivien repose sa fronde en voyant que ci fonce vers lui n'est pas un véloce mais un simple cavalier. Un cavalier sacrément pressé, cela dit.

—D'où que t-y viens toi ? Et pourquoi que tu galopes à tout va ? marmonne Vivien, l'air songeur.

Le mystérieux coursier s'approche, près, plus près, dangereusement près, en maintenant son allure insensée malgré les cris du vieux messager :

—Arrête-toi cabours !

Mais le grand dadais ignore cet ordre pourtant limpide, il n'entend rien que le sifflement du vent, tous ses sens fondus dans l'ivresse du galop. Un autre que lui comprendrait sans peine les implications d'une collision à pleine vitesse, hélas l'enfant homme joue à foncer sans songer un instant au théorème de l'énergie cinétique.

L'inquiétude gagne Vivien au point qu'il ressorte sa fronde : rien ne vaut une pierre pour raisonner un idiot qui reste sourd aux mots. Mais le messager suspend son geste quand il aperçoit la fillette dans les bras de sa cible; une fillette dotée de très bons poumons.

Hortense hurle sa peur, sa joie, son désarroi; et aussi un peu sa faim. Au milieu de toute cette frénésie, la mule mâche résolument son herbe, véritable modèle d'indifférence et de flegme. Alors que le carambolage semble inévitable, la jument, dotée de plus d'esprit que son maître, ralentit le pas avant de heurter sa cousine de plein fouet. L'équipée sauvage s'arrête pile à temps sous le regard tétanisé de Vivien et celui impassible de Bertie, puis les deux montures échangent un hochement de tête entendu, qui peut aussi bien signifier «quels imbéciles ces humains» que «quels crétins ces humains».

Réalisant qu'il est toujours en vie, le messager laisse passer un battement de cœur avant de s'épancher des milles émotions qui l'ont étreint :

— T'y m'as foutu une de ces trouilles ! Faut-y plus jamais que tu chevauches mon gars. C'est là ta première fois j'parie ? Je crois que je m'suis fait dessus. Quelle idée de galoper ainsi ! Ouep, c'est-y bien de la pisse.

Cet afflux d'informations est trop pour l'esprit limité du grand dadais; à vrai dire, il s'est confusionné dès la deuxième phrase. Aussi répond-t-il par la seule idée qui a réussi à se fixer dans sa tête creuse :

—Où qu'il est le trésor ?

—Un trésor ? Quel trésor ?!

—Le baron a choisi moi pour chasser le trésor.

Tout en disant cela, le grand dadais sort le précieux indice qui l'a guidé dans sa quête imaginée puis le tend à Vivien. Le messager attrape le grossier bout de papier, sur lequel est griffonné un cairn quelconque, et comprend aisément qu'il est face à un coursier moins futé que la moyenne; pourtant, les coursiers brillent rarement par leur esprit.

—Bon, soupire Vivien, t'as galopé ici avec la petiote ?

Hortense, sentant qu'on s'intéresse enfin à elle, pousse quelques trilles de bébé, particulièrement bien articulées, mais plutôt surprenantes de la part d'une fillette. Le messager, qui ne connaît que trop bien les lourdes conséquences d'un voyage, commence à mieux comprendre la situation :

—Oula, elle a pas le bon êdâge la gamine. T'y sais quand qu'elle est née ?

—Sur... la ... plage ?

Le ton du grand dadais est si plein d'hésitation et de détresse que Vivien abandonne leur discussion stérile ; même sa Bertie fait une meilleure interlocutrice. Il appelle Lysianne à la rescousse, qui vaquait à ses occupations hors champs. Elle les rejoint, surprise que le messager ne soit pas encore parti.

—D'où vient-il celui-là ? demande-t-elle.

—J'y sais pas trop. Il a parlé du baron.

Lysiane hoche la tête, désabusée : elle occupe son poste d'intendante depuis assez longtemps pour avoir vu passer tous les enfants de Gustave et d'Odette envoyés aux quatre coins du royaume comme de vulgaire colis. Au moins, se dit-elle, le baron maîtrise la procédure pour se débarrasser de sa progéniture; elle fouille dans le maigre bagage du grand dadais, et trouve une lettre qui lui est destinée.

Très cher intendant du relais des messagers,

Lysiane fronce déjà les sourcils : quand le baron retiendra-t-il qu'une femme occupe le poste ?

Des raisons éminemment politiques m'obligent à me séparer de ma benjamine, ma bien-aimée Hortense, amenée jusqu'à vous par mon meilleur coursier; ne vous laissez pas tromper par son air un idiot, il s'agit là d'une ruse afin de dissimuler l'importance de sa mission. Il transporte avec lui les créances requises pour payer la suite du voyage de mon adorable fille, dont je vous saurais gré d'organiser le périple dans les plus brefs délais. Contre ma volonté, Hortense doit se rendre auprès du roi immortel, Alaric le raisonnable, mais la confidentialité m'interdit hélas d'en dire plus à ce sujet. Je confie au soin de vos messagers un pli cacheté à l'attention de notre bon souverain, qu'il faudra lui remettre en mains propres. Je sais pouvoir compter sur votre efficacité,

Immobilement vôtre,

Gustave, quinzième baron de la péninsule.

Vivien, curieux, regarde le message par-dessus l'épaule de l'intendante, bien qu'il ne connaisse d'autres lettres que celles de son prénom. Les "V" et les "I" désordonnés ne lui apprennent rien d'utile, et il regrette, encore une fois, de ne jamais avoir appris à lire. Le malheureux analphabète n'ose pas interrompre Lysiane dans sa lecture, mais dès qu'elle replie l'intriguant papier, il lui demande aussitôt de quoi il retourne.

L'intendante soupire, récupère Hortense dans les bras du grand dadais et la place dans ceux du messager, qui écarquille les yeux de stupeur; même la mule impassible relève la tête pour observer l'inattendue passagère.

-Félicitation Vivien, te voilà promu nourrice. Tu vas mener la petite jusqu'au prochain relais, où tu la confieras à mon collègue. Laisse-moi juste quelques instants pour lui écrire un mot.

-Mais d'où qu'elle sort c'te gosse ?

-Du ventre de la baronnne, alors prends bien soin d'elle : tu n'imagines pas les indemnités que Gustave me réclamerait s'il arrivait malheur à sa fille indésirable.

—Je t'y décevrai pas Lysianne. Et comment qu'elle s'appelle la fillette ?

—Hortense. Il va te falloir des vivres en plus, surtout que la pauvrette doit être affamée à cause de sa croissance accélérée. Bouge pas, je reviens.

—T'as vu, Bertie, soupire Vivien, voilà qu'on a une nouvelle amie.

—Amie ? articule la fillette, étonnée par ce son nouveau qu'est sa voix.

L'êdâge de la tortîleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant