Chapitre 5 : Cours grand dadais, cours !

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«Il était une fois un jeune étalon qui écoutait un oiseau lui décrire la plus belle jument qu'il n'ait jamais vu. Les mots enflammèrent tant son sang qu'il abandonna sur place sa promise et partit à la recherche de la beauté sans nom. Quand enfin il la trouva, elle avait déjà offert son coeur à un autre que lui. Désespéré, le cheval s'élança au galop, courant vers l'oubli de la mort.

Au bout de sa traînée de larmes, gît son corps vaincu par l'êdâge, aux jambes trop usées pour le mener plus loin.» conte pour enfant

Le père du grand dadais apprend de la bouche d'un pêcheur que les barons cherchent urgemment un coursier rapide. Travail évidemment bien payé, en plus le baron fournit même le cheval. Le père aime l'argent, et le grand dadais aime les chevaux : une concordance sympathique qui peut faire le bonheur de toute la famille, si jamais la mère accepte de laisser son fils embrasser son destin.

—Notre grand dadais ? Coursier ? En voilà une drôle d'idée !

La mère est mal partie pour accepter, cependant le père ne manque pas d'arguments :

—Allons, tu sais bien comment qu'il aime les chevaux ! Et penses-y un peu aux pièces du baron.

—J'y pense, j'y pense... Mais faut plus que d'l'amour pour monter un cheval.

—Ça doit-y pas être bien compliqué. C'est que notre grand dadais est plutôt malin pour un idiot.

La mère pousse un soupir désabusé, regardant leur fils jouer avec la poussière dans un coin de la pièce. Toutefois, elle voit au passage toute la misère de leur chaumière, et c'est sûr qu'un peu d'argent frais leur ferait le plus grand bien. Elle tente une dernière approche auprès de son époux, tout en sachant quelle sera sa réponse :

—Et pourquoi que t'irais pas toi faire le coursier ?

—Moi ? Je suis trop vieux pour ça ! Mais je le ferais si l'baron veut-y pas de notre grand dadais.

Sur ce, le père sort de la pièce en traînant son fils derrière lui. Quand ils arrivent devant la demeure des barons, d'autres paysans sont déjà sur place; mais la plupart renoncent en apprenant qu'il va falloir galoper pour arriver à temps au relais des messagers. Le baron observe les candidats restants, ne sachant qui choisir, quand son regard s'arrête sur le grand dadais :

—Ne serais-tu pas celui que tout le village surnomme le gros idiot ?

L'enfant-homme, qui ignore jusqu'au sens du mot embonpoint, ne comprend pas qu'on lui parle; quand bien même le baron le fixe dans l'attente de sa réponse. Honteux du silence gêné qui s'installe, son père vient à sa rescousse :

—C'est le grand dadais, mon seigneur. Mais c'est-y là juste un surnom gentillet : le petiot en a dans la caboche, pour sûr.

Le baron, dubitatif, hausse les sourcils; hélas, les autres coursiers potentiels n'ont pas l'air beaucoup plus éveillés. Son seul soulagment réside dans l'absence de sa femme, restée à l'intérieur : elle se serait sûrement ravisée en voyant le genre d'imbécile à qui Hortense allait être confiée. Renonçant à trouver lequel est le moins bête du tas, le baron leur fait une annonce collective :

—Le premier d'entre vous à revenir sur le dos d'un cheval aura la mission.

Les chevaux ne sont pas des animaux farouches : ignorés de leurs voisins bipèdes, ils n'ont jamais eu à craindre la présence des hommes. L'appréhension serait plutôt dans l'autre sens : il faut dire qu'un cheval c'est vachement haut, et qu'en plus ces bestioles courent vachement vite.

Seul le grand dadais ne montre aucune hésitation : il rêve depuis toujours de monter sur un cheval, d'enfouir sa tête dans sa crinière tout en enlaçant son torse musclé, avec leurs cœurs battant au rythme de l'amitié; un rêve enfantin, un rêve de son âge. Son père lui a toujours interdit d'embêter les bêtes du baron, hurlant dès qu'il s'en approchait, et voilà désormais que ce père brise-rêve lui crie de trouver un cheval.

Le grand dadais jette son dévolu, ou plutôt son amour, sur une jument en train de brouter non loin. L'escalade pour grimper sur son dos s'avère moins glorieuse que prévu, mais la future monture se laisse faire. A voir son fils jouer si naturellement son rôle de cavalier, le père l'admire un instant et s'exclame "l'homme qui murmure aux oreilles des chevaux". Mais ce bref moment de gloire ne suffit pas à changer le surnom dudit fils, qui aurait pu devenir le murmureur, et qui restera le grand dadais.

D'un cri, le baron appelle sa femme pour lui annoncer qu'ils ont leur coursier. Pas le premier choix qu'il aurait fait, ni même le deuxième, mais le grand dadais est incontestablement arrivé avant les autres sur le dos d'un cheval. Hortense, enveloppée dans un tissu informe, reçoit l'ultime étreinte de sa mère; une étreinte d'amour, d'adieu, de regret et d'excuse. Juste avant, le nourrisson a eu la dernière tétée de sa vie, la seule que la baronne ait tenu à donner elle même. Le sein encore douloureux, elle confie Hortense au grand dadais, s'efforçant de ne pas voir le sourire niais et les yeux vides du simplet responsable de sa précieuse petite fille.

Sentant les doutes et la tristesse de sa femme, le baron met un terme à son déchirement. Il ordonne au cavalier de partir sur le champ, et le grand dadais lance sa jument vers l'horizon; au grand soulagement de tous, il va dans la bonne direction. La baronne n'a pas assisté à la scène tragico-comique de son mari expliquant encore et encore sa mission au grand dadais : l'air perdu, l'enfant-homme se tournait vers son père, lequel répétait fidèlement les mots du baron, qui, au bord du désespoir, a fini par faire un dessin des cairns marquant la voie à suivre. Si la baronne avait assisté à cette mascarade, jamais elle n'aurait remis Hortense au grand dadais.

Pourtant, l'idiot à cheval s'en sort plutôt bien. Regardant régulièrement son indice de papier, comme si le dessin pouvait changer de forme, il s'élance sur la piste de cette chasse au trésor dont il n'a pas bien compris le pourquoi du comment. Quand il repère un cairn au loin, il part au galop vers ces pierres qu'un gentil lutin a empilées rien que pour lui ; le baron a inventé une histoire de lutin pour ne pas devoir expliquer, encore une fois, que ces bornes régulières évitent aux imbéciles de vieillir inutilement en s'égarant lors de leurs déplacements. Une précaution bien utile quand on sait le manque d'éducation des gueux qui, par pauvreté, sont prêts à sacrifier leur jeunesse pour s'enrichir en allant par monts et par vaux.

Le grand dadais est inconscient de ce qu'il perd en galopant sur sa jument. On lui a ordonné d'aller le plus vite possible, cependant, même sans cela, il aurait sans doute foncé pour le simple plaisir de sentir le vent fouetter tout son être; un plaisir simple mais mortel. Hortense dans ses bras grandit à vue d'œil, hurlant de plus belle lorsque sortent ses premières dents, effrayant son porteur qui ne sait quoi faire, mais qui se souvient avoir reçu pour consigne de ne pas s'arrêter pour rien. La drôle de troupe ne fait qu'une seule pause, durant laquelle l'enfant-homme et le bébé-fillette mangent tous deux de la bouillie d'avoine.

Seul un papillon hasardeusement posé sur un cairn met en péril la mission Hortense. Ses ailes joliment colorées attirent le regard du grand dadais puis, quand l'insecte s'envole, le cavalier lance la jument à la poursuite du fuyard. Heureusement, un improbable nuage de papillons plus beaux encore arrive à contre-sens, et ramène le grand dadais au cairn qu'il vient de quitter avant de disparaître sous ses yeux ébahis.


L'êdâge de la tortîleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant