L'odeur du papier neuf

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Tony s'était toujours dit que les films et les romans exagéraient, qu'ils grossissaient les traits de caractère tels des caricatures. Il avait toujours pensé que la méchante belle-mère était une invention absurde, que le beau-père cruel n'existait pas. Lucie, bien que plus jeune, était moins naïve : elle avait compris à la seconde où ils avaient rencontré l'oncle de Louis que, parfois, les romans racontaient la vérité.

L'oncle de Louis n'avait rien à envier aux méchants des films. Méprisant, dur, toujours en colère, il n'éprouvait pas plus d'affection pour sa sœur décédée que pour son neveu orphelin. Les premières semaines suivant le décès de la mère de Louis furent les pires. Il vira sans vergogne Jo et Annie et se débarrassa de toutes les affaires de la défunte. Il jeta même les sculptures de Louis, sa précieuse collection. Le jeune garçon le regarda faire, tremblant de rage et d'impuissance. Lorsque le mammouth, le préféré de sa mère, rejoignit les autres dans la cheminée, Louis, profitant d'un moment d'inattention de son oncle, se jeta en avant pour le récupérer. L'animal avait perdu l'avant de son corps et une de ses défenses.

Entre le jeune garçon et son oncle, nul terrain d'entente possible. Chaque discussion tournait en dispute, puis les hurlements se transformaient en coups, et Louis finissait par prendre la fuite. Il arrivait, échevelé, les larmes aux yeux, chez Tony et Lucie.

Les jours passaient, les saisons défilaient lentement, et Louis passait de plus en plus de temps chez ses voisins. Tony, Lucie et lui étaient inséparables. Plusieurs fois, son oncle avait exigé qu'ils cessent de se voir. Louis lui tenait tête, malgré les yeux au beurre noir et les lèvres fendues. Chaque fois, il suppliait les parents de Tony et Lucie de garder le secret. Tout avouer aurait conduit à impliquer les services sociaux, et l'idée de quitter la ville et ses amis l'horrifiait par-dessus tout.

Alors, la mère de Tony l'invitait à dîner. Au fil du temps, les coups se firent toutefois plus rares : Louis grandissait, il faisait à présent la taille de son oncle.

La violence se transforma en indifférence. Oncle et neveu s'évitèrent. Louis obéissait, aidait comme il le pouvait, s'occupait des animaux, réparait les clôtures, mais le reste du temps, il s'échappait. Lorsqu'il n'était pas chez Tony, il était dans sa grotte.

La grotte, comme l'appelait Tony, le fascinait toujours autant. Une merveille de la nature. Tony et Louis avaient fabriqué des tréteaux de bois. Ils avaient tout installé de nuit, une fois l'oncle de Louis couché. Ils avaient accroché des pierres multicolores aux murs, disposé les quelques souvenirs de la mère de Louis dans la vaste salle.

Louis connaissait le nom de chaque pierre. Il attribuait à chacune des propriétés bien précises, évoquait des techniques mystérieuses qu'il testait sur ses deux amis. Lucie prétendait qu'il avait un lien inexplicable avec la nature, Tony ne savait que croire. Pourtant, les preuves s'accumulaient, sous forme de petits miracles inexpliqués : sous l'influence de Louis, les douleurs disparaissaient, les cauchemars disparaissaient, les peines s'apaisaient, le vent lui-même semblait parfois s'incliner à ses demandes.

L'année suivante, le lycée terminé, Tony continua ses études. Il déménagea, prit un petit studio à quelques heures du village, loin de sa famille.

Louis, qui rêvait de devenir médecin, resta hélas près de son oncle, qui refusa de le laisser étudier. Ses rêves d'apprendre à soigner partirent en fumée. Si son oncle n'osait à présent plus lever la main sur lui, il disposait des mots, de ceux qui blessent comme des armes : il savait frapper là où ça faisait mal. Louis prenait sur lui, il rongeait son frein. La majorité n'était pas loin, il serait bientôt libre de s'en aller.

Évidemment, une fois de plus, rien ne se passa comme prévu.

L'année des dix-huit ans des garçons, un soir où le vent soufflait plus fort encore que d'habitude, le père de Tony et Lucie ne rentra pas.

Ce que souffle le ventOù les histoires vivent. Découvrez maintenant