30 - Romain

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La manœuvre a fonctionné, Avel est de retour à la cave. L'ennui, c'est qu'à présent, il attend, le regard attentif et l'esprit alerte. Sauf que Romain n'a rien à lui dire.

— Oui ? insiste Avel, qui commence à avoir l'air suspicieux.

— Euh...

Romain réfléchit à toute vitesse. Il songe à Alexandre, occupé à accueillir tous les bénévoles, à Suzanne et Madeleine qui se sont données tant de mal pour les aider, et à Matéo, Jimmy et Théophile qui travaillent sans relâche depuis des jours.

— Matéo, dit-il rapidement, pris d'une soudaine inspiration. Il t'a raconté ce qu'il s'est passé ?

Avel hoche la tête, son visage s'éclaire un instant.

— Merci d'avoir été là pour lui.

— C'est normal.

Le voilà déjà à court d'idées. En désespoir de cause, il demande :

— Pourquoi ? Pourquoi a-t-il si peur des adultes ?

L'ébéniste laisse échapper un petit soupir.

— La vie n'a pas été tendre avec lui - ni avec Alexandre.

Ce n'est pas une réponse, et ce n'est pas ainsi que Romain va réussir à faire durer la conversation.

— J'ai parlé de Diane à Alyssa.

Si le changement abrupt de sujet surprend Avel, il n'en laisse rien paraître.

— Je sais, oui.

— Merci. Tu avais raison. Je suis heureux qu'elle le sache. Diane va venir passer une journée ici, elles vont pouvoir se rencontrer. Il était temps...

— Mieux vaut tard que jamais.

— Je ne peux pas m'empêcher de penser à tout ce temps perdu, à tout ce que j'ai gâché. Je n'aurais pas dû mentir à Alyssa, murmure Romain, le cœur serré.

Le regard de celui qui fut autrefois son plus proche ami s'adoucit.

— Tu voulais la protéger. C'était une noble intention.

— On ne peut pas franchement dire que ça ait marché !

— Personne ne peut savoir les chemins qu'auraient pris vos vies, si tu avais fait d'autres choix.

Les épaules de Romain s'affaissent. Il se détourne, luttant contre la peine qui l'assaille. La plupart du temps, il tient ses émotions à distance, suffisamment pour que les souvenirs ne le bouleversent pas, pour que la douleur ne le rattrape pas.

Mais parfois, il n'y a pas d'échappatoire.

— Je n'avais jamais réalisé à quel point tu me manquais avant de revenir ici, avoue-t-il, la gorge nouée.

Il ne peut pas voir le visage d'Avel, il n'a pas la moindre idée de ce que l'ébéniste pense. Ce qu'il sait, en revanche, c'est que la froide distance que garde Avel est pire encore que l'absence totale de contact des dernières années.

Comme Avel ne dit rien, il reprend :

— En fuyant comme je l'ai fait, j'ai tout gâché. J'ai détruit le peu qu'il me restait ici. Les habitants m'en veulent, et ils ont raison. J'ai été si lâche !

— Personne ne te blâme d'être parti, Romain, intervient calmement l'ébéniste.

Romain ferme les yeux, luttant contre les remords et la peine, contre les regrets et la honte. Il est stupéfait par la vitesse à laquelle ses émotions le rattrapent, horrifié par la puissance de cette douleur vieille de plusieurs décennies.

— C'est faux, et tu le sais. Les gens pensent que j'ai tout abandonné sans un regard en arrière. Et que je t'ai abandonné, toi aussi. Que j'ai laissé tomber tous ceux qui comptaient pour moi dans ce maudit village !

Sa voix vibre de colère, à moins que ce ne soit du dégoût, un puissant dégoût pour lui-même, pour celui qui a tout laissé tomber pour se sauver, quitte à sacrifier les autres.

— Tu as fait ce que tu estimais être le mieux pour toi et ta famille, voilà tout. Cette décision ne regardait que toi.

La voix d'Avel s'est un peu réchauffée, et l'espace d'un instant, Romain peut presque imaginer qu'ils ont à nouveau vingt ans et qu'ils croient leur amitié inébranlable. Déglutissant, il se retourne pour affronter le regard de l'ébéniste. Il est calme, comme toujours, mais derrière les apparences qu'il maîtrise si bien, Romain discerne autre chose.

— Et toi, alors ?

— Quoi, moi ?

— Je t'ai abandonné. Je suis parti, alors que je savais que tu souffrais.

— Tu souffrais également, j'ai choisi de ne pas te retenir, j'ai choisi de ne plus te contacter. Rompre les ponts comme on l'a fait, c'était mon choix autant que le tien.

— Tu ne comprends pas...

— Non, toi, tu ne comprends pas !

La soudaine véhémence d'Avel fait sursauter Romain. L'ébéniste fait un pas vers lui, les yeux brillants.

— Il est temps de te pardonner, Romain. Ces remords, ces secrets qui te pèsent empêchent ta fille d'avancer. Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le pour elle. Montre-lui qu'on peut se pardonner, que nos erreurs ne nous définissent pas, montre-lui qu'il est possible d'apprendre à s'aimer. Ne la laisse pas croire que la colère et la haine de soi sont les seuls chemins possibles !

Romain recule. Ses mains tremblent.

— Il faut qu'on remonte. On va être en retard.

La fuite est tellement plus simple ! Sa voix n'est plus qu'un murmure dans le calme de la cave. Avel fronce les sourcils.

— En retard ? relève-t-il.

— Oui. Peut-être qu'après ça, tu m'en voudras un peu moins...

Il s'apprête à remonter, Avel le retient par le bras.

— Je te l'ai déjà dit, je ne t'en veux pas. C'est seulement que...

Il hésite, le regard lointain. Romain n'ose plus bouger.

— Tu n'es pas le seul à éprouver de la difficulté à laisser le passé à sa place. Te revoir, après tout ce temps...

Il s'interrompt encore, secoue lentement la tête.

— Mais tu n'as pas à porter le poids de mes tourments en plus des tiens, et tu ne devrais pas en payer le prix. Je suis désolé si je ne suis pas...

— Non, le coupe Romain, esquissant un sourire triste. Ne t'excuse pas. Je sais que tu fais tout ce que tu peux pour nous aider, Alyssa et moi.

Son ami hoche la tête.

— On devrait remonter, ajoute Romain.

— Qu'est-ce qu'il se passe, là-haut ?

— Aucune idée.

— L'obscurité était différente cette nuit. Et le vent est étrangement calme.

— Si tu le dis. Est-ce qu'on peut monter, ou est-ce qu'on va continuer à disserter sur le degré de luminosité de l'obscurité ?

Avel rit doucement et lui emboîte le pas.

Ce que souffle le ventOù les histoires vivent. Découvrez maintenant