Jour 1

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Jour 1

six ans plus tard

Bellone

— Quelqu'un va venir pour te protéger.

La phrase tombe. Lourde, assourdissante, comme une enclume en plein milieu de la table. Elle résonne sous mon crâne durant plusieurs secondes, tandis que je m'arrache à la contemplation de ma tasse à café pour relever la tête vers Joseph. Il se tient à l'autre bout de l'imposant meuble en chêne, à la place du roi, comme on dit. Je siège à l'opposé, même si je sais que je ne suis pas la reine, ici.

Un mouvement vif attire mon attention, derrière l'épaule de mon oncle. Oscar traverse la pièce à toute vitesse dans un déluge de poils roux, pour se planquer sous le canapé. Il est toujours mal à l'aise quand Joseph se pointe. Quand n'importe qui se pointe, en fait. Comme moi.

Mon regard accroche celui de l'homme. Il fait sombre dans cette pièce, malgré le soleil éblouissant qui éclabousse ma terrasse. Les lueurs chaudes du lustre au-dessus de nos têtes ricochent dans les prunelles foncées braquées aux miennes. Elles ont la couleur du tabac, un truc cher et goûteux, serti de particules d'or. Je me demande si mes yeux à moi brillent à ce point. J'ai hérité des siens, après tout.

— Me protéger ?

Un coin de sa lèvre s'étire, dans ce demi-sourire plein de non-dits que je déteste. Ça accentue les ridules autour de ses paupières et de sa bouche, celles qui se sont formées au fil des années, des récompenses, des Césars, des succès et de la gloire. L'oxygène se raréfie dans la pièce, comme chaque fois qu'il se tient là, devant moi, et que je dois lutter contre la haine viscérale que je lui voue. J'ai envie d'aérer, d'ouvrir toutes les portes-fenêtres, au risque laisser rentrer la chaleur insoutenable qui règne dehors.

Du coin de l'œil, je vois Hugues, le chauffeur de mon oncle, fumer une clope en se baladant sur mon terrain. Une vague d'irritation me serre la poitrine : je déteste le savoir chez moi. Sur ma terre. À faire tomber ses cendres brûlantes au milieu des branchages et des pommes de pins, déjà asséchés par le soleil. Ce connard va foutre le feu à ma forêt.

— Le harcèlement a repris. C'est trop grave pour être ignoré.

Il agite la lettre pleine de mots découpés dans des journaux qui forment des mots. Ça fait six ans, maintenant, les souvenirs sont vieux, mais c'est toujours aussi cliché.

— Il m'a envoyé un courrier, rétorqué-je. C'est pas du harcèlement.

— C'est exactement pareil que la dernière fois.

— Je m'en fous.

— Pas moi.

— Depuis quand tu te soucie de moi ?

Son rictus s'accentue, il avale une gorgée de thé. Le sachet earl grey pendouille du mug depuis trente minutes et il ne le retirera pas. Il le boit toujours comme ça. Trop infusé, trop amer, presque froid. Il ne fait jamais rien comme tout le monde. N'aime jamais rien comme tout le monde.

— Je ne me suis pas affolé la dernière fois, car tu avais quitté la profession peu de temps auparavant et que la série était encore diffusée. Mais là, il est de retour, et ça fait huit ans que tu as arrêté de travailler.

Il y a tellement de chose qui ne vont pas dans cette déclaration. Tellement d'arguments que j'aimerais lui jeter à la gueule, en hurlant pourquoi pas, mais je sais que c'est inutile. Joseph a ce regard qui n'appelle à aucune contestation ; le même dont il use sur les plateaux de tournage. Le même dont il a usé face à elle.

Memento MoriOù les histoires vivent. Découvrez maintenant