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Roman

J'ai l'empreinte de son sein sur le bout des doigts. C'est un écho. Ça me hante. Je suis allé marcher dans le no man's land une petite heure. En espérant que ça me calmerait. J'ai regardé la route, les allées d'arbres qui la bordent, les quelques maisons déposées sur les terrains de façon aléatoires.

J'ai croisé ce con de facteur, en tenue de travail. Je ne le sens pas. Du tout. Mais je dois reconnaître que je ne sens aucun des hommes trainant autour du cercueil de Belle.

Et j'ai reçu un appel de l'intermédiaire. On veut savoir où j'en suis.

Nulle part. Je n'avance pas, parce que le téton de Bellone se pince encore entre mon pouce et mon index. Et parce que, d'une certaine façon, je dois me l'avouer, je ne veux pas avancer.

Je veux rester ici, dans le temps qu'elle a suspendu. Je veux la connaître, je veux lui arracher des cris qui n'ont aucun rapport avec la douleur des tortures conventionnelles. C'est une autre douleur que je veux faire naître en elle. Plus lente. Plus profonde. Plus...vivante.

Je repense à son éclair, sublime et ravageur, quand elle a fixé son abruti de voisin. Lui n'avait rien dans les yeux. Il tenait son fusil comme un gosse menace avec un flingue en plastique. Ce type-là n'appuiera jamais.

Mais elle...Elle, bordel. Brûlante et ravagée. A un doigt de devenir ce qui gronde dans son sang. J'aurais aimé la laisser faire.

« Est-ce que tu as peur ? ».

Elle me dit que oui. Et je la crois. Seulement elle n'a pas peur de son vieillard de voisin. Elle a peur de l'éclair. Et elle a peur de ce qu'elle ressent quand je l'étrangle.

Je suis rentré aux alentours de midi. Il n'y a presque plus rien à manger dans ses placards. J'irai faire des courses demain. En attendant, je m'en vais fouiller sa bibliothèque.

Il n'y aura rien, bien entendu, seulement je dois me faire croire que je travaille un peu.

Elle, elle s'est réfugiée dans sa chambre.

Je parie qu'elle y restera jusqu'à ce que j'aille me coucher. Elle fuit. Elle a raison.

Pendant que j'extrais au hasard des livres des étagères, les feuillette et les repose, je l'imagine. Je ne peux pas m'empêcher de l'imaginer, en fait. Toute une journée, cloitrée dans cette chambre dont j'ai perçu l'odeur crépusculaire, qu'est-ce qu'elle peut bien faire ?

Elle se touche ?

Elle lit, elle dort, elle me veut ?

Elle pense à sa sœur. Voilà ce qu'elle fait, évidemment. Elle doit s'être allongée sur ce lit dont on a étendu les draps tout à l'heure. Elle doit caresser vaguement son ventre, une main sous sa tête. Elle doit penser, attendre, espérer.

Je connais par cœur.

J'ai arrêté de le faire secondes après secondes il y a quelques années, maintenant. Kara revient dans ma tête une fois par jour, mais ce n'est plus une invasion continue de pensées qui s'entrechoquent, d'imagination nocive, à me torturer intérieurement pour savoir si elle survit, si elle pleure, si elle hurle mon prénom comme elle l'a fait, ce jour-là, à l'orphelinat.

On se doutait que je serai le premier des deux à partir.

J'étais leur favori. C'est pour ça qu'ils ne m'ont jamais touché. Oh ça aurait pu adoucir mon enfance, si ça n'avait pas été aussi pervers. Être le chouchou des Trois Ogres ne m'a jamais épargné totalement. Les autres enfants me jalousaient, et surtout, Kara payait. Pour moi.

Memento MoriOù les histoires vivent. Découvrez maintenant