Jour 20

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Jour 20

Bellone

L'impression de déjà-vu est édifiante, lorsque Roman propulse Joseph sur une chaise et ligote ses mains dans du ruban adhésif. A ceci près de la colère, qui n'était pas encore là quand Martin se trouvait dans cette situation. De l'adrénaline, qui fourmille encore sous ma peau. Des douleurs éparses, résultant de ma lutte avec l'autre cinglé. Du soulagement, de l'excitation, de la haine, de la terreur, de tout ça à la fois. Je ne bouge pas, pourtant je me sens plus vivante que jamais. Un vrai concentré d'émotions humaines, hormis une : la pitié. Cette émotion-là n'existe pas.

Il a failli nous avoir, putain.

Il a failli me faire taire, comme il a fait taire Osana, comme il a dû en faire taire d'autres avant nous.

Il a failli gagner.

Failli.

Roman lui tapote la joue, juste pour la touche d'humiliation, quand il achève son office. Joseph grogne, jure et se débat sur son siège ; celui qu'il utilisait pour présider nos entrevues pendant huit ans, à remuer son thé froid dans le silence de mon tombeau. La chaise de mon grand-père, qui doit halluciner, là où il est, de voir quel genre d'ordure il a élevé.

Cette réflexion m'amène à ma première question.

Je m'approche et m'accroupis devant lui, comme on se place à hauteur d'un enfant pour le mettre en confiance. Sauf que je peux me redresser, moi, alors que lui est cloué sur ce siège, avec sa cuisse en sang, son expression hargneuse et l'angoisse, justifiée, d'être possiblement arrivé à la fin du parcours.

— Est-ce que papy était un homme violent ?

Joseph papillonne des paupières, paraît tenter de faire le tri entre la situation, le monstre de muscles planté derrière moi, la lame que je tiens encore entre les doigts et cette question saugrenue. Il opte pour l'agressivité, bien sûr. Il n'a jamais été rien de plus que ça : une sombre merde tout en apparence, qui perd de sa superbe une fois qu'elle se sait dos au mur.

— Libère-moi, petite conne !

— Je ne crois pas que tu sois en mesure d'ordonner des trucs. Donc réponds moi, tant que tu respires. Est-ce que papy était violent dans ton enfance, pour faire de toi un tel connard ? Ou c'est inné ?

Il me crache au visage. OK, peut-être que de m'accroupir à son niveau n'était pas l'idée du siècle. La sienne ne l'était pas non plus, cela dit : je lui retourne la gentillesse d'un vif mouvement de main. Armée d'un couteau, la main, et droit dans sa cuisse déjà meurtrie. Il hurle, et je vérifie tout de même, avant d'ôter la lame, ne pas avoir atteint la fémorale par mégarde. S'il se vide de son sang dans trois minutes, ça sera beaucoup moins drôle.

— Sale petite pute !

Bon, j'ai géré, je suis contente, je peux retirer le couteau. J'en profite pour me redresser et essuyer son crachat de ma joue, les sens galvanisés par le trémolo de douleur qui vrille ses insultes, l'anarchie de son souffle, le léger bruit de succion de l'arme qui se détache du corps ou celui des gouttes d'hémoglobine qui s'écrasent sur le carrelage.

— Bien. On va dire que tu es la première génération de connard, ça serait bête de ternir l'image de papy. Mais t'as vu, je tiens de toi, tonton. J'ai un vrai attrait pour les échanges un peu... piquants.

Roman ricane à ma remarque et fait quelques pas jusqu'à la table du séjour, pour récupérer le matériel prévu à l'origine pour notre prochain dîner avec Joseph. Quand il installe la perche pour soutenir son téléphone, le grand réalisateur passe outre les vagues de douleur.

Memento MoriOù les histoires vivent. Découvrez maintenant