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Roman

— Allez, parle-moi, Belle.

Qui a encore des coupe-papiers de nos jours ? J'ai trouvé ça dans la commode près de la porte, et, assis sur une des six chaises qui entourent la table ronde du séjour, je le fais tourner, vaguement, la lame appuyée sur le bois. Ça laissera peut-être une marque. Je ne fais pas très attention.

Je ne regarde qu'elle.

— Qu'est-ce qui se passe dans cette petite tête ?

Je chuchote, c'est à peine si mes lèvres bougent. Et je continue, entre le pouce et l'index, à jouer avec l'accessoire en argent.

Je me suis enfoncé dans le fond de la chaise, jambes croisées. Une main occupée avec la lame, une autre posée sur ma cuisse ; je l'observe. Je la détaille. J'essaye de la cerner.

Les yeux vides, dans cette robe de nuit qui la transforme en film d'horreur du siècle précédent, Bellone continue de déplacer ses bibelots. Elle parle ponctuellement. Pour ne rien dire de cohérent. Ce sont des mots choisis au hasard par son subconscient, qu'elle balance au cœur de la nuit, errant dans son séjour comme un spectre aux cheveux plein de miels.

Un spectre sexy, cependant.

Le blanc de sa robe me laisse deviner un paquet de choses.

Mais je ne m'y attarde pas. Je ne fixe que ses lèvres en espérant qu'elles veuillent balancer une vérité, n'importe laquelle.

L'argent sous la pulpe de mes doigts commence à chauffer. On peut faire parler très rapidement, avec un coupe-papier. La lame n'est jamais bien aiguisée, ça sert bien plus que ce qu'on pourrait croire, une mauvaise lame.

Il faut appuyer plus fort. Il faut repasser sur les plaies. On peut aussi l'utiliser pour rentrer sous un ongle. Une longue liste de fonctionnalités que n'avait, je le crains bien, pas en tête l'inventeur du dit-objet. Entre ouvrir plus vite une enveloppe, et faire parler une cible, le bond est immense.

Seulement, ici, dans cette baraque obscure où les fantômes s'entrechoquent, on n'utilise le coupe-papier que pour s'occuper les mains. C'est un concept. Mais je m'adapte.

— Parle-moi de ta sœur, Bellone.

Le spectre ralentit ses gestes. Elle tourne son visage hypnotisé d'un côté du séjour, de l'autre, puis elle retourne à son affaire, sur la cheminée. Elle inverse un cadre avec un vase miniature, et tout ce qu'elle répond n'a aucun rapport :

— On pourrait changer la réplique.

Je ricane discrètement, presque sans bruit.

— Ça sent bon... lâche-t-elle soudain, plus habitée par la vie.

Elle se retourne, respire par le nez, puis ses deux bras se lèvent dans le vide. Elle tâte l'air devant elle.

Je ne bouge pas. Coude reposé sur la table de bois, mes doigts jouant pour que la lame continue de tourner, je la décrypte. J'essaye, du moins.

Et je ne la décode pas.

— Ça sent le bois, ajoute-t-elle tandis que ses mains se ferment et s'ouvrent dans le vide.

La mort ne les rend pas plus beaux. Elle ne fige pas les traits éternellement ; on le voudrait, mais c'est une formule poétique, de se dire qu'on sera beaux dans « l'éternel ». C'est faux. La mort dégrade. Elle pourrit tout.

Si je trouve Bellone objectivement magnifique, ce n'est que pour un temps. Je n'oublie pas le bleu à venir. La peau qui va tomber. Les vers, qui s'y engouffreront.

Memento MoriOù les histoires vivent. Découvrez maintenant