CHAPITRE 2 : 3 mois plus tôt

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Une missive secrète au message codé et au cachet énigmatique – bien que familier – est quasiment toujours synonyme de mystère et d'aventure palpitante. La bonne amatrice d'adrénaline et de risques que j'étais aurait dû s'en réjouir. Mais ce n'était vraiment pas le bon moment. La journée avait été épuisante, j'étais énervée contre moi-même et je refusai catégoriquement d'y jeter un œil dans l'immédiat. Je jetai négligemment la lettre sur la table basse avec en tête le projet de me faire couler un bain pour me débarrasser de la boue et de la terre qui me collait à la peau, quand je remarquai au dos de l'enveloppe la note suivante : "Certaines priorités sont parfois à revoir...". Je souris malgré moi d'exaspération et d'amusement.

Décidément, je suis toujours aussi prévisible... Rien ne lui échappait.

Je m'affalai sans la moindre délicatesse et sans me soucier de mes vêtements encrassés sur le lin du canapé ; je me doutais de toute façon que cette missive était le signe que je n'allais pas tarder à quitter cet endroit que j'appelais "chez moi". J'ouvris l'enveloppe et dépliai la lettre qui s'y trouvait au devant.


"– Chère Mlle Dawson,

Aujourd'hui, un autre jour dans ce vaste monde cruel,

Sous la lune de minuit, les étoiles brillent,

Sans nuage dans le ciel, elles fanfaronnent.

Aujourd'hui encore, elles profitent de la nuit,

Sous l'œil attentif de la lune.

Sereinement baignées d'une douce folie,

Impoli serait de les déranger,

Ne serait-ce que pour leur demander,

Encore une fois, quel est le sens de la vie.

Rebelles, elles nous toisent, et,

Libre et lumineuse, la lune les protège

Et ainsi va le monde, ainsi va la nuit.

Regardons-les, admirons-les, pour leur silence,

Obéissantes et respectueuses de l'obscurité,

Imaginons-nous perdus parmi les étoiles."


Assassiner le Roi.

Assassiner. Le. Roi.

Le Roi.

Je n'en revenais pas. Je relus le poème encore et encore, certaine de m'être trompée. Mais c'était impossible, je le savais. Il s'agissait d'un message codé. Plutôt simple et élémentaire, mais comme les gens n'accordent que peu d'importance à la poésie, nous savions qu'en cas d'interception, seules les trois premières lignes de la lettre auraient eu l'honneur d'être lues avant que celle-ci ne soit repliée, remise à sa place dans l'enveloppe et renvoyée à son véritable destinataire. C'était en cela que résidait toute l'astuce de notre stratagème. Et c'était toujours ainsi qu'il me communiquait mes missions. Il n'y avait donc pas de place à l'erreur. Je respirai un grand coup et réalisai qu'il manquait quelque chose. Mais quel Roi ? Je repris l'enveloppe et en extirpai une deuxième enveloppe plus petite, comportant le cachet officiel du royaume de Veera. Le royaume de Veera... C'était le royaume le plus puissant et le plus prestigieux de tous. Sa réputation n'était plus à refaire après sa victoire qui mit fin aux "Années Sombres", période pendant laquelle quasiment tous les royaumes s'allièrent pour attaquer Veera de toutes parts car celui-ci menaçait de s'étendre et donc de déclencher des guerres. Je retournai la lettre et vis qu'elle était adressée à une certaine Edlynne Creston du Royaume de Phrygia. Ma curiosité fut piquée et je n'attendis pas plus longtemps pour ouvrir cette missive. C'était une invitation officielle de la part du Ministre de la Culture de Veera à rejoindre la Cour du palais. Comme expliqué dans la lettre, il se chargeait d'inviter des personnes "de certain rang et de certaine réputation au palais le plus remarquable de tous afin de promouvoir la diversité de la Cour royale et de renforcer la proximité entre la Reine et le Roi et les habitants de leur royaume". Je me fis la réflexion que "Ministre de la propagande" aurait été bien plus adapté que "Ministre de la Culture". Je poursuivis ma lecture et découvris que cette Edlynne Creston avait été choisie "pour ses ouvrages littéraires de haute volée et ses traités philosophiques profondément inspirants". Je fronçai les sourcils. Je pensai au départ que je devrais usurper l'identité de cette femme afin d'entrer au palais. Mais n'avais jamais entendu parler d'elle ni de ses livres, même s'il était vrai que je n'étais pas une lectrice dans l'âme et que je méprisais les philosophes – tous ces gens qui se prennent pour des intellectuels et qui déblatèrent des théories de pensées faramineuses en en langage compliqué en pensant expliquer le monde et notre réalité. Pourtant, mon intuition me poussait à croire que cette femme n'existait pas et que ce nom était uniquement celui sur lequel reposerait ma prochaine couverture ; l'ironie de sa profession et l'aversion qu'elle provoquait en moi me mettais la puce à l'oreille. Il avait toujours fait l'éloge de son sarcasme et de son humour noir ; cette énième provocation ne me surprenait pas. Cette lettre était sans doute uniquement une imitation convaincante des véritables missives officielles envoyées à travers les royaumes dans le but de décorer la Cour de Veera de gens respectables. Ce cynisme mental était bien l'indication de mon dégoût et mon hostilité envers la royauté – et particulièrement envers les dirigeants de ce royaume – pourtant irraisonnés. Je n'avais jamais réussi à expliquer cette aversion sans fondement de manière logique.

Il n'empêchait que cette lettre était désormais ma porte d'entrée vers un monde de magnificence, d'éclat et de faux-semblants.

Une occasion de faire preuve de mon talent et de montrer que j'étais la meilleure.

Une opportunité de le rendre plus fier que jamais.

La seule.

Je n'avais pas intérêt à le décevoir.

Je me levai du canapé et contemplai sans vraiment la voir l'horrible empreinte laissée par la terre et la boue de mes vêtements sur le lin du canapé, l'esprit encore un peu ébranlé par la nouvelle. Mais la mission, comme toujours, devait être terminée au plus tôt. Je partirais donc le lendemain. Je me dirigeai vers ma chambre et entrepris de préparer mes affaires pour mon séjour. Je cachai mes armes dans un compartiment secret de l'une de mes valises afin de ne pas me mettre dans une situation délicate en cas de fouille à mon arrivée au palais. Une fois mes bagages prêts, je décidai d'enfin m'octroyer le cadeau tant mérité d'un bon bain chaud.

Ce n'est que lorsque je me déshabillai que je sentis la surface rugueuse du morceau de parchemin que j'avais laissé dans la poche de mon pantalon en cuir plus tôt dans la soirée. Je le sortis de la poche et remarquai que mes mains tremblaient légèrement lorsque je le dépliai. Je n'avais pas pu le laisser sur place cette fois. J'avais pourtant juré de m'en débarrasser avant de rentrer ! Car je savais qu'il me ferait cet effet si je le ramenais chez moi. Et pourtant il était là, entre mes mains, trop dur, trop cruel, trop réaliste. Mais surtout, beaucoup, beaucoup trop sincère. Je me ruai dans la cuisine, saisis le paquet d'allumettes, en alluma une et regardai le feu réduire en cendres le papier. Mais il était déjà trop tard.

Il était à présent gravé dans ma mémoire.

Au clair de la luneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant