Je me retournai dans mon lit mais c'était une évidence : je n'allais définitivement pas fermer l'œil de la nuit une fois de plus.
J'étais un assassin.
Je le savais.
Je pensais me distinguer des autres parce que je ne prenais pas de plaisir sadique à tuer. Je pensais que cela me faisait valoir un peu plus que le reste.
Quelle idiote j'étais.
Quand on prive quelqu'un de la vie, le fait d'y prendre du plaisir n'a aucune importance. Car je n'avais beau pas aimer ça, je n'abandonnais jamais ma guilde. Je continuais à accomplir ces tâches cruelles sans broncher, sans me demander le pourquoi du comment.
J'agissais.
Tout simplement.
Comme une marionnette. Et le pire, c'est que j'étais extrêmement douée.
J'étais un monstre.
***
À l'aube, j'étais fin prête. Je regardai dépitée les deux valises que j'avais préparées la veille. Contrairement aux autres fois, je ne savais pas combien de temps cette mission allait durer. Quitte à m'infiltrer dans le château le plus sécurisé, autant prendre toutes les précautions nécessaires. Je saisis la robe que j'avais laissée sur mon lit et l'enfilai. Je savais que la première impression que quelqu'un se faisait de nous se jouait toujours sur les sept premières secondes ; avant de pouvoir les éblouir par mon esprit et ma personne, j'allais devoir tout miser sur mon charme naturel et mon apparence. Et comme j'étais à présent l'écrivaine philosophe Edlynne Creston, je me devais d'agir comme telle. Je me conformais donc à l'image-type que j'avais toujours eu des autrices, portant de longues robes ajustées à manches longues, avec un col montant raffiné. J'empoignai la première valise et me dirigeai vers la porte de ma chambre. En passant devant le miroir, j'entraperçus avec satisfaction que le bleu de la robe rehaussait mes yeux de la même teinte. Parfaite ! Je fis un clin d'œil à mon propre reflet et disparus dans le couloir menant à la porte d'entrée.
Après avoir laborieusement descendu mes bagages dans la rue, je hélai un fiacre. Le chauffeur essaya tant bien que mal de cacher sa mine surprise lorsque je lui annonçai ma destination, mais il m'aida à monter sans un commentaire. Lorsque les chevaux se mirent en marche, le chauffeur brisa le silence.
« Pardonnez-moi mon indiscrétion, Madame...
- Mademoiselle, le corrigeai-je d'une voix aimable
- ...Mademoiselle, mais je suis curieux de savoir pourquoi vous vous rendez au palais le plus prestigieux de tous. On m'a dit que son accès était réservé à une élite...
- On vous a donc bien renseigné, répondis-je amusée par ma propre suffisance. Je m'appelle Edlynne Creston, je suis une écrivaine philosophe. On m'a convié à la cour de Veera pour mon talent naturel qui m'a valu beaucoup de succès. Vous avez sûrement déjà entendu parler de moi ou de mes livres...
- Je... je ne... je ne crois pas non, bredouilla-t-il mal à l'aise. »
T'inquiète, moi non plus.
« Je ne lis pas beaucoup, vous savez..., continua-t-il d'une voix peu assurée.»
- Oh ce n'est rien, répliquai-je amicalement. Vous avez bien raison après tout. La philosophie, c'est barbant ! »
Sans doute déconcerté par mon expression pince-sans rire et incapable de deviner si je plaisantais ou non, il ne dit presque plus un mot de tout le trajet.
Je me perdis donc dans mes pensées. Je ne savais pas pourquoi il m'avait confié cette mission. C'était toujours ainsi. J'aurais aimé dire que cela me turlupinait plus que les fois précédentes mais je me sentais étrangère aux raisons qui pouvaient le pousser à risquer la vie d'un de ses meilleurs agents – de son meilleur élément – pour une mission qui semblait impossible, et à raison. Mais je voyais cela comme un défi. Réussir l'irréalisable était une motivation suffisante pour moi, et il le savait. À quoi bon être la meilleure si on ne pouvait pas le prouver et faire usage de son talent ? Je finis par m'endormir, bercée par le claquement régulier des sabots des chevaux. Je croyais enfin pouvoir dormir paisiblement mais un frisson me parcourut l'échine lorsque j'entrevis des cris effrayés – ceux d'une jeune fille de sept ans – dans ma tête.
Des cris.
Du sang,
Des pleurs.
Les larmes dévalent sur une joue brûlante,
Désormais plus innocente.
L'existence hantée
Par des fantômes du passé.
Ballottée doucement,
Par une comptine,
La comptine du survivant.
***
Je me réveillai lorsque le rythme du fiacre ralentit. Le chauffeur me jetait des coups d'œil furtifs et inquiets depuis un rétroviseur bricolé sur le côté du véhicule. J'espérais sincèrement que je n'avais pas crié pendant mon sommeil. Pour ne pas laisser le malaise s'installer plus longtemps, je m'apprêtais à lui demander si nous étions bientôt arrivés lorsque nous bifurquâmes vers un sentier moins praticable, faisant bringuebaler le fiacre. Je distinguai alors au loin le plus grandiose et somptueux des châteaux qui m'avaient été donnés de voir.
L'imposant palais en briques beiges et rouges surplombait l'océan depuis une falaise. Il était composé de différents bâtiments attenants les uns des autres, fermés par des coupoles en verre bleu et depuis lesquels s'élevaient élégamment d'innombrables tourelles. La façade qui donnait sur l'océan était entièrement construite en baie vitrée. Le soleil se reflétait sur les surfaces de verre, sur les ornements délicats en or ainsi que sur l'imposante statue du même métal à l'effigie de Morrigan, la déesse protectrice de la guerre et symbole de l'empire de Veera. Sur un côté du château, des cascades se déployaient depuis le haut de la falaise et descendaient se jeter dans la mer. Sur un autre, je pouvais constater une étendue de sable semblable à une plage, en contrebas de la falaise. Un ensemble de raffinement, d'ordre et d'harmonie.
La béatitude de mon chauffeur était clairement visible sur son visage, mais elle fut vite remplacée par une mine renfrognée et envieuse. Je pouvais le comprendre ; moi-même je n'étais qu'une impostrice et je n'aurai jamais eu la chance de pénétrer dans ce domaine sans cette mission périlleuse. Le chemin, à l'approche de l'immense demeure royale, était de nouveau pavé à la perfection. Nous passions sous des arches dorées aux décorations excessivement complexes et des parterres de fleurs impeccables bordaient l'allée, visiblement pour en mettre plein la vue.
Je fus coupée net dans mon observation par l'arrêt brusque du fiacre. Nous nous trouvions devant un gigantesque portail en or. Deux gardes royaux étaient postés de chaque côté de l'entrée, la mine fermée et sérieuse. Le chauffeur ralentit lorsque deux d'entre eux se dirigèrent vers nous en nous interpellant :
« Hé ! Vous là ! Arrêtez-vous ! »
Ils s'approchèrent d'un pas raide et m'examinèrent d'un regard mi dédaigneux-mi curieux. J'écourtai leur analyse attentive au bout de deux secondes en me raclant la gorge :
« Messieurs...? Vous désirez ?, m'enquis-je en affichant une mine innocente. »
- Veuillez décliner nom, âge, profession et la raison de votre venue Madame, déclara l'un des deux.
- Mademoiselle, corrigeai-je d'une voix pincée. Je me nomme Edlynne Creston, je suis une écrivaine philosophe et j'ai été expressément conviée à la prestigieuse Cour de Veera, annonçai-je en leur tendant la lettre prétendument officielle que j'avais reçue. Quant à mon âge, ne vous a-t-on jamais appris que c'est une question extrêmement déplacée à poser à une dame ?, ajoutai-je avec un sourire faussement aimable.
- Ce ne... commença-t-il mal à l'aise
- Enfin, le coupa son compagnon d'une voix sévère. Nous nous en passerons. Nous aurions besoin de fouiller dans vos valises, simple formalité. Je suis sûre que vous comprenez.
- Mais tout à fait, allez-y. Faîtes juste attention à ne pas me les rendre sans dessus-dessous, je vous prie. »
Levant les yeux au ciel, le garde au ton impérieux saisit ma valise et après l'avoir passée au peigne fin, il me la tendis ainsi que ma lettre et nous fit un signe de tête pour nous signaler d'avancer. Les portes s'ouvrirent et ils suivirent notre fiacre du regard quelques secondes avant de reprendre leur poste, sans se douter qu'ils venaient de céder l'accès au château à la plus grande assassin du royaume.
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Au clair de la lune
FantasyLes ombres de la nuit ne cachent-elles que des monstres sous le lit ? Ne seraient-elles pas aussi le voile dissimulant de sombres secrets enfouis depuis 13 ans dans le recoin le plus profond de ma mémoire ? *** Sous le pseudonyme d'Edlynne Creston...