1 • LEON

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LEON

Le soleil de l'après-midi inonde le complexe nautique de lumière, et tandis que je m'extirpe de l'eau, je sens chaque muscle de mon corps protester doucement contre l'effort que je viens de leur imposer. Mais c'est une sensation familière, presque réconfortante. Chaque goutte d'eau qui glisse sur ma peau est un rappel de la routine que je connais si bien, de cette quête interminable pour être meilleur que la veille. Chaque journée est une lutte contre moi-même, contre le chronomètre, et contre cette petite voix qui me murmure que j'avais déjà fait assez. Mais « assez » n'existe pas dans mon univers. Il n'y a que l'excellence, ce sommet inaccessible que je me dois de toucher.

Je jette un coup d'œil au chronomètre au bord du bassin, et un sourire furtif se dessine sur mes lèvres. Un nouveau record personnel à l'entraînement. C'est bon signe, avec les Jeux Olympiques qui approchent à grands pas. Chaque seconde gagnée, chaque mouvement affiné me rapproche un peu plus de cet objectif que je poursuis depuis des années.

« Bon travail, Léon, » lança mon coach, sa voix grave résonnant dans le vaste espace du complexe. « Mais souviens-toi, c'est loin d'être suffisant. La vraie course, c'est celle qui t'attend aux Jeux. »

J'hoche la tête sans dire un mot, essuyant l'eau de mon visage. Mon coach est toujours comme ça, jamais satisfait. Chaque victoire est une marche, rien de plus, rien de moins. Et il a raison. Il n'y a pas de place pour l'autosatisfaction. Dans l'eau, tout peut changer en une fraction de seconde. La moindre erreur, la moindre hésitation, et des mois, des années de travail peuvent s'évaporer. Mais aujourd'hui, je me sens bien. Presque invincible.

En me détournant du bassin, mes pas me guident vers les douches. Mais alors que je m'apprête à quitter l'espace de la piscine, un mouvement attire mon attention. Une silhouette féminine, debout près du bord de l'eau, un carnet de notes en main, elle observe la scène avec un calme professionnel. Une nouvelle recrue, probablement. Mais il y a quelque chose en elle, un air de déjà-vu, comme si son visage fait partie de ces souvenirs enfouis, à moitié oubliés.

Ses cheveux châtains, tirant légèrement sur le blond, sont relevés en un chignon simple. Quelques mèches, trop courtes pour être attachées, s'échappent autour de son visage, encadrant des traits délicats mais marqués par l'expérience. Ce n'est pas une simple beauté, mais une beauté forgée par la vie, par la compétition, et peut-être par la douleur. Ses yeux, d'un bleu profond, semblent capturer la lumière de l'eau, brillant avec une intensité qui me surprend. C'est un regard qu'on n'acquiert qu'après avoir traversé des épreuves. Un regard à la fois déterminé et empreint d'une certaine mélancolie.

Son teint légèrement hâlé trahit des heures passées en extérieur, sans doute sous le soleil de compétitions passées. Elle porte un polo bleu marine, brodé du logo de l'équipe de natation, et un short de sport noir, pratique et sobre. Il n'y a rien de superflu dans sa tenue, rien pour attirer l'attention, mais c'est précisément cette simplicité qui la rend si remarquable.

Je me retrouve à marcher vers elle avant même de m'en rendre compte, ma curiosité piquée par cette présence inattendue. Alors que je m'approche, elle ne me quitte pas des yeux, son regard ne vacille pas une seule fois. Il y a une force tranquille dans sa posture, quelque chose qui émane de chaque ligne de son corps, et je me demande ce qui a pu l'amener ici, dans cet univers que je croyais connaître comme ma poche.

« Vous êtes nouvelle ici, non ? » je demande en m'approchant, l'eau gouttant encore de mes cheveux et de mes épaules. Ma voix trahit à peine l'intérêt que je porte à cette rencontre. C'est un simple échange, mais je sens déjà qu'il a quelque chose de plus.

Elle relève les yeux de son carnet, un léger sourire apparaissant sur ses lèvres, un sourire qui n'est pas là par politesse, mais qui semble au contraire sincère et spontané. Elle referme son carnet d'un geste précis, mesuré, comme si chaque mouvement est soigneusement contrôlé.

« On peut dire ça, oui, » répondit-elle en fermant son carnet avec soin, ses yeux rivés sur moi, comme si elle m'évaluait. « Je m'appelle Thaïs Meyer. Je viens d'intégrer l'équipe en tant que kinésithérapeute pour les nageurs. »

Le nom fait écho dans ma mémoire. Thaïs Meyer. Ce nom, je le connais bien. Mais d'où ?

« Votre nom m'est familier. Est-ce qu'on se connaît ? »

Une expression étrange transparaît sur son visage, presque nostalgique, comme si elle se remémore un passé lointain.

« On ne s'est jamais côtoyé directement, mais on a dû se croiser près du bassin quand je nageais encore. »

Mais oui ! Meyer, ancienne star montante de la natation française. Elle avait quitté les bassins après une blessure à l'épaule, un départ brutal qui avait laissé un vide dans le milieu. C'était le premier espoir féminin de la natation française à quitter le pays pour les États-Unis. Elle était presque une légende, mais une légende incomplète, interrompue trop tôt. Je ne connais pas vraiment les détails de sa blessure, mais je me souviens juste de l'impact que cela a eu sur la Fédération Française de Natation. C'était comme si une étoile s'était éteinte avant d'avoir pu briller de tout son éclat.

« Léon Marchand, » me présentai-je par habitude, bien que j'aie l'intuition qu'elle sait déjà qui je suis. Comment peut-il en être autrement ? Dans ce monde clos qu'est celui de la natation, nous connaissons tous les noms qui comptent. « C'est un plaisir de vous rencontrer. »

« Le plaisir est partagé, » dit-elle avec ce même sourire apaisant, mais cette fois, je perçois quelque chose de plus dans son regard. Une reconnaissance, peut-être ? « J'ai entendu beaucoup de choses sur vous. Vous avez fait de sacrés progrès depuis vos débuts. »

Je ne peux m'empêcher de sourire. C'est plus qu'une simple politesse, je le sens. Il y a dans sa voix une sincérité qui me touche plus que je ne veux bien l'admettre.

« Merci. Et vous, vous avez eu un sacré parcours aussi. »

Elle lâche un petit rire, un son doux mais teinté de quelque chose que je ne peux pas encore comprendre. Une tristesse peut-être, ou une résignation.

« C'est gentil de le dire. Mais mon petit parcours est derrière moi. Maintenant, je suis ici pour aider les autres à ne pas faire les mêmes erreurs que moi. »

Il y a quelque chose dans ses yeux à ce moment-là, une ombre fugace qui me fait me demander ce qui se cache derrière ses paroles. Une histoire non dite, une douleur cachée sous la surface. Mais avant que je puisse approfondir, elle reprends la parole, son ton plus léger, comme pour dissiper l'intensité du moment.

« Si jamais vous avez besoin de conseils, ou juste envie de parler de votre condition physique, n'hésitez pas à venir me voir. C'est pour ça que je suis là, après tout. »

J'acquiesce, reconnaissant. « J'y penserai, merci. »

En me détournant pour rejoindre les vestiaires, je ne peux m'empêcher de penser à Thaïs. Il y a quelque chose en elle, une force tranquille mêlée à une certaine vulnérabilité, qui me fascine. Ce n'est pas seulement son passé de nageuse ou son rôle de kinésithérapeute. C'est ce regard, cette façon qu'elle a de me voir, non pas comme un simple nageur, mais comme une personne, avec toutes les complexités que cela implique. Un regard que je n'avais pas croisé depuis longtemps.

Cette nuit-là, alors que je quitte la piscine, je sens une nouvelle énergie en moi. Ce n'est pas seulement l'excitation des Jeux à venir, mais autre chose, quelque chose que je n'arrive pas encore à définir. Thaïs Meyer. Son nom résonne dans mon esprit, comme une mélodie que l'on reconnaît sans pouvoir en identifier la source. Elle n'est pas juste une nouvelle figure dans le paysage familier de ma vie de nageur. Elle est quelque chose de plus, et je sais déjà que notre rencontre n'est que le début de quelque chose.

A Contre Courant / Léon MarchandOù les histoires vivent. Découvrez maintenant