4 • THAIS

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THAIS

Le complexe nautique est presque désert en cette fin d'après-midi. Les lumières artificielles se reflètent sur la surface lisse de l'eau, donnant au bassin un air étrange, presque irréel. Chaque pas résonne dans le silence alors que je traverse le couloir, mon carnet de notes serré contre ma poitrine, essayant de rassembler mes pensées après une journée particulièrement éprouvante. Depuis cette conversation avec Léon, une tension sourde s'est installée entre nous, quelque chose que ni lui ni moi n'avons réussi à dissiper.

Je le vois, seul, assis au bord du bassin, les pieds plongés dans l'eau. Ses épaules sont voûtées, son regard perdu dans le vide. C'est une image qui me frappe. Léon, d'habitude si sûr de lui, semble écrasé par un fardeau invisible. Loin de l'image publique du champion, il apparaît maintenant vulnérable, presque fragile. Je m'approche doucement, sans savoir exactement ce que je vais dire, mais sentant que je dois être là pour lui, d'une manière ou d'une autre.

« Léon, » dis-je doucement en prenant place à côté de lui. L'eau est fraîche contre mes pieds, un contraste agréable avec la chaleur étouffante de l'air ambiant.

Il tourne la tête vers moi, un sourire à peine esquissé aux lèvres, mais ses yeux trahissent une fatigue profonde, celle qui ne vient pas seulement de l'entraînement. « Salut, Thaïs, » murmure-t-il, sa voix rauque, comme s'il n'avait pas parlé depuis longtemps.

Je m'assieds près de lui, laissant mes pieds toucher l'eau, ressentant la tension dans l'air, palpable. C'est étrange, de se retrouver ainsi côte à côte, sans les barrières habituelles du coach ou des autres nageurs. Ici, c'est juste Léon et moi, deux êtres humains confrontés à leurs propres batailles internes.

Nous restons un moment en silence, seulement accompagnés par le léger clapotis de l'eau contre les parois du bassin. Je sens qu'il a besoin de parler, mais qu'il ne sait pas comment commencer. Je le comprends tellement bien. Les mots peuvent parfois sembler si insuffisants face à ce qu'on ressent réellement.

« Tu sais, Léon, » commencé-je finalement, fixant l'eau devant moi, « le chemin vers les Jeux Olympiques, c'est bien plus qu'une simple épreuve physique. C'est aussi une bataille mentale et émotionnelle. J'ai été à ta place, d'une certaine manière. Peut-être pas avec les mêmes attentes, mais je sais ce que c'est de porter un poids si lourd qu'il te semble impossible à soulever. »

Mon ton est calme, mes mots mesurés. Je veux qu'il sache qu'il n'est pas seul, que ce qu'il traverse est normal. Il reste silencieux, mais je sens son attention se focaliser sur moi, comme s'il buvait mes paroles. Il semble tellement fragile en cet instant, et pourtant, je sais qu'il possède une force intérieure que beaucoup lui envient.

« Je me souviens de mes dernières compétitions, » je continue, la voix plus basse. « Chaque seconde dans l'eau, je sens la pression, les attentes de tout le monde... et surtout les miennes. Cette peur de décevoir, de ne pas être à la hauteur. Et un jour, mon corps m'a lâchée. Mais ce n'était pas seulement à cause d'une blessure physique. C'était aussi parce que je n'avais jamais appris à gérer tout le reste. »

Je tourne la tête pour croiser son regard. Ses yeux, d'habitude si vifs, sont assombris par un mélange d'émotions que je reconnais trop bien : l'incertitude, la peur, la colère... Ce sont des sentiments que j'ai appris à maîtriser avec le temps, mais je sais combien ils peuvent être dévastateurs quand on est jeune, quand on est au sommet de sa carrière.

Je repense à tout ce que j'ai traversé, à ces moments de doute qui m'ont parfois presque détruite. Et je réalise que je ne veux pas que Léon vive cela, qu'il traverse les mêmes épreuves sans soutien. « Léon, tu es un athlète exceptionnel. Mais tu es aussi humain. Ce que tu vis en ce moment est normal. Mais si tu ne t'accordes pas un peu de temps pour toi, pour comprendre ce que tu ressens, tu risques de te brûler. »

Il inspire profondément, puis laisse échapper un long soupir. Je vois son torse se soulever puis retomber, comme si chaque respiration était un effort. « C'est tellement dur, Thaïs. J'ai l'impression que tout le monde attend de moi que je sois invincible, que je ne flanche jamais. Mais parfois... Parfois, je ne sais même plus pourquoi je fais tout ça. »

Ces mots, si honnêtes, résonnent en moi. Je pose doucement ma main sur la sienne, un geste de soutien, de réconfort. La chaleur de sa peau contre la mienne crée une connexion instantanée, une forme de compréhension mutuelle. « Léon, tu n'as pas à être invincible. Tu n'as pas à porter ce fardeau seul. »

Il se tait un moment, le regard fixé sur notre reflet dans l'eau. Puis, lentement, il se tourne vers moi. Son expression est sérieuse, presque grave, et je vois le poids de ses pensées dans ses yeux. « Thaïs, j'ai peur. Peur de décevoir, peur de ne pas être à la hauteur. Et maintenant... Maintenant j'ai peur que cette histoire avec Thierry et toi... que tout ça finisse par me détruire. Thierry devient de plus en plus insistant et stressant. Il me fait tout le temps des réflexions. Rien que tout à l'heure, il m'a dit que je ne devais pas perdre de temps à discuter et me changer plus vite. »

Mon cœur se serre. Je sais que les mots de Thierry ont laissé une empreinte profonde en lui, mais entendre Léon exprimer ses peurs de cette manière, c'est une autre réalité à affronter. Il n'est pas seulement un athlète confronté à des défis physiques, mais aussi un jeune homme en proie à des doutes profonds, à des craintes qui vont bien au-delà de la piscine.

« Léon, » dis-je doucement, « je ne peux pas te dire quoi faire, ni comment gérer ce que tu ressens. Mais je peux être là pour toi, quoi qu'il arrive. Peu importe ce que Thierry pense ou ce que les autres disent. Toi et moi savons que nous sommes des amis sur qui l'on peut compter. »

Il hoche la tête, ses traits adoucis par une sorte de résignation, ou peut-être de soulagement. « Merci, Thaïs. Ça compte vraiment pour moi, tu sais ? Savoir que je peux compter sur toi. »

Je lui souris, même si une partie de moi reste inquiète. Cette situation est loin d'être simple, et je sais qu'il nous faudra affronter bien des tempêtes avant de trouver une solution, une paix. Je repense à mes propres batailles, à ces jours où je me sentais perdue, incapable de voir la lumière au bout du tunnel. Mais je sais aussi que Léon est plus fort que cela, qu'il a la capacité de surmonter ces épreuves, même si cela semble impossible en ce moment.

« Arrête d'y penser, dans moins de 2 semaines, tu seras à Vittel avec le reste de l'équipe, ça te fera du bien de voir du monde. »

« T'as raison, j'ai hâte de rencontrer les nouveaux ! » Son ton est plus léger, mais je sens que la tension ne s'est pas complètement dissipée. Il y a encore cette ombre qui plane au-dessus de lui, cette peur latente qui refuse de s'en aller.

Alors que le silence retombe, je me laisse aller à contempler le bassin. Les lignes au fond de l'eau sont droites, régulières. Je me demande si Léon trouve un quelconque réconfort à les regarder, ou si, comme moi, il se demande parfois s'il ne serait pas plus facile de tout abandonner, de tout laisser derrière lui. Mais je sais aussi qu'il est trop fort pour ça, et que malgré toutes ses peurs, il trouvera un moyen de surmonter cet obstacle, comme il l'a toujours fait.

Et je suis là, à ses côtés, quoi qu'il arrive. Parce que je crois en lui, même s'il doute encore. Parce que je vois en lui ce que personne d'autre ne semble voir : un jeune homme qui porte le monde sur ses épaules, mais qui, malgré tout, refuse de se laisser écraser.

Je me dis que peut-être, cette épreuve sera ce qui lui permettra de grandir, de devenir non seulement un meilleur athlète, mais aussi une personne plus forte, plus résiliente. Je suis déterminée à l'aider, à être là pour lui, même si cela signifie affronter mes propres démons.

La nuit est tombée lorsque nous quittons finalement le complexe. Les étoiles commencent à apparaître dans le ciel, et une brise fraîche se lève, chassant la chaleur étouffante de la journée. En marchant à ses côtés, je me rends compte à quel point il est important pour moi, à quel point je tiens à lui. Pas seulement en tant que patient mais en tant que véritable ami.

Alors que nous nous dirigeons vers nos voitures respectives, je lui jette un dernier regard, cherchant à capter son expression dans la pénombre. Il semble un peu plus détendu, peut-être même plus serein. Au fond, nous sommes tous les deux dans la même ligne, à chercher notre propre chemin, à nager à contre-courant. Et ce soir, je me fais la promesse de toujours l'accompagner.

A Contre Courant / Léon MarchandOù les histoires vivent. Découvrez maintenant