XIV. La cité des eaux (1)
Cela fait une heure, environ, que le Degré m'a laissée là, sur ces marches de bois en face du Palais du prince.
La ville devant moi scintille. J'ai perçu les Essences gardiens, je suppose qu'ils viennent s'occuper des Sabres pour les souffler hors de la Cité de Serviteurs. Si c'est bien ce qu'est encore cette cité.
Il semblerait que son régent ait trahi le Suprême. Il n'était ni surpris, ni navré, de l'arrivée des guerriers. Il le savait. Il l'attendait, même. Et si Slaetan éprouve de la clémence envers les Sabres, ces enfants-soldats qui ont été conditionnés à nous haïr, il n'en aura aucune pour un traitre à l'Essence.
De mon côté, les yeux égarés dans les lueurs de ville toute de bois et de marais, de lucioles et de nuit douce, je ne pense qu'au Livre.
Il n'est plus là.
Depuis quand ? Pourquoi l'Essence m'aurait montré les marais, s'il avait déjà disparu ? Est-ce que c'est récent ? Est-ce qu'elle voulait simplement que je me trouve ici, à affronter des Sabres et à...
Bon sang. A débloquer le troisième degré de puissance.
J'ai réussi.
J'avais déjà effleuré ce pouvoir en provoquant le Degré, il y a quelques jours. Mais là, ça s'est avéré concret. Réel. Palpable.
Et incroyablement facile.
Je comprends mieux ce que m'expliquait mon oncle sur le niveau de la pensée. « C'est un gain de temps considérable ». Il paraît que nous sommes très peu à le maitriser. Je suis enfin de ceux-là ? Le respect et la dévotion qui me sont dû vont-ils enfin me paraître légitime ?
On s'agenouille parce que je suis l'Oracle. Pourra-t-on le faire simplement parce que je suis puissante ?
« Orgueil », me reprocheraient les Serviteurs.
C'est juste.
N'empêche que j'ai réussi.
Un mouvement à ma gauche. Une odeur de cannelle et de nuit profonde. Le Degré vient de s'asseoir sur la même marche que moi.
Je tourne à peine mon profil pour le deviner, grave et contrarié, ses mains croisées dans le vide, ses coudes sur ses genoux.
— Il a soufflé, déclare-t-il durement.
— On ne peut pas...localiser son Essence ?
— On ne le peut qu'avec ses liés.
Silence. Je me demande si Slaetan est capable de se lier à quoi que soit d'autre qu'un carnivore.
En revoyant son « maître » le lorgner durant la réception, avant l'attaque, un frisson désagréable maltraite ma nuque.
— Je ne l'aime pas beaucoup, ce prince.
Slaetan en guise de réponse, hoche vaguement la tête, à ma gauche. Il conserve son regard au loin, comme si les lanternes de la cité allaient lui montrer le chemin jusqu'çà Gliff.
— Et il te regarde comme un bout de viande, ajouté-je, avant de rectifier pour le Serviteur qu'il est : enfin, un bout de...d'aubergine ?
Le Degré pouffe, dans un léger bruit de gorge, proche d'un rire naissant. Puis il se fige. Et moi aussi.
Je viens de l'amuser ?
Je viens de dérider la bouche inaccessible de Slaetan Malhotra, fils unique du Suprême, et chef des armées de Serviteurs ?
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La Troisième Rive, tome III
RomanceTome III. Dernier volet de la trilogie de La Troisième Rive. Hélianne doit faire face à de nouveaux combats. L'Ile aux Essences s'avère bien plus mystérieuse et bien plus complexe qu'elle ne l'avait envisagé. Complots, secrets, guerres, dans ce de...