Chapitre 2 : Eva

14 2 3
                                    

 — Elle gigote et a repris des couleurs.

La voix douce et délicate de ma mère me sort de ma rêverie.

J'ai mal au dos et à la tête. Une sensation désagréable m'envahit. Mes pensées sont en vrac. Je me concentre autant que possible : la valise, la crème solaire, maman, Lilio...

— Aïe ! est le seul mot qui sort de ma bouche quand j'essaye de me lever.

Je tâte autour de moi, ma vision encore floue. C'est doux et pelucheux, comme la moquette couleur terra cotta qui se trouve devant mon lit. Bien moins confortable que le lit, mais je ne peux pas en vouloir à ma mère de ne pas avoir eu la force de me porter. Ce n'est pas faute d'avoir repris mon alimentation en main après les excès de sucre causés par le stress des examens.

— Reste allongée, ma chérie.

Elle me caresse la tête avec une telle douceur que je sens mes paupières s'alourdir, prêtes à se refermer. Mais je lutte, passant en revue tout ce qu'il me reste à préparer avant mon départ, tentant d'éloigner le plus loin possible l'image de Lilio. Passeport, billet d'avion, argent converti en euros, coussin pour le cou, écouteurs pour regarder au moins trois films à l'eau de rose...

— J'ai juste eu un coup de chaud à cause de l'excitation du voyage. Rien de grave.

Essayant de faire bonne figure, je rassemble toutes les forces nécessaires pour m'asseoir. D'accord, je ne suis pas la plus sportive des filles de l'université de Boredge, mais mes séances de yoga avec Lucie et Manon prouvent que je ne passe pas tout mon temps à procrastiner. On essaie toujours de convaincre Nélia de nous rejoindre, mais entre ses cours de piano et ses répétitions, son emploi du temps est déjà bien rempli. À défaut d'avoir un talent quelconque, les filles et moi profitons de ce moment pour lorgner discrètement - ou pas - sur notre professeur. Nate, un mètre quatre-vingt-cinq de muscles, une chevelure ondulée aux reflets dorés, et des yeux marron chocolat dans lesquels on pourrait se noyer.

— Tu as perdu connaissance quand on a parlé de ton frère.

La voix de ma mère se fait plus basse, tandis qu'elle plaque une main sur le téléphone que je remarque soudain.

— Ce n'est pas un simple coup de chaud comme tu le prétends.

Elle reprend la conversation avec son interlocuteur, tout en tournant autour de moi. Si elle continue ainsi, je vais encore tomber dans les pommes.

— Tu dramatises, je peux très bien entendre son nom sans vaciller. Et avec qui parles-tu ?

— Docteur Murfy. Maintenant, reste tranquille et laisse-moi faire.

Elle s'éloigne dans le couloir, et je n'entends plus que des murmures. Elle discute longuement avec ma pédiatre, pourtant à la retraite depuis quelques années déjà. Je ne vois pas en quoi cela pourrait aider. Ce qu'il nous faudrait, c'est un psychologue capable de recoller les morceaux de notre famille brisée. Mais ça, je préfère l'envisager après mes vacances de rêve au soleil.

Ses pas se rapprochent, et je l'entends distinctement remercier le médecin avant de lui souhaiter une bonne journée. Je parviens à me relever. Ma robe légère couleur crème, ornée de motifs fleuris, est légèrement froissée. Tant pis, dans quelques heures, elle sera remplacée par un maillot de bain vert, et cette chute ne sera qu'une anecdote de plus à raconter.

— Ta pédiatre te conseille de ne pas faire d'efforts physiques durant les prochaines quarante-huit heures.

Ma mère pose sur moi un regard plein de reproches en me voyant me battre avec ma valise bien trop pleine.

— Il est évident que je suis bien trop vieille pour avoir encore besoin d'une pédiatre, maman. Et ne t'inquiète pas, les deux prochains jours seront ponctués de siestes au bord de l'eau et de grasses matinées.

Je lui omets les détails concernant les pool parties et autres soirées endiablées. Tiens, je n'ai pas pris d'escarpins pour l'occasion. Est-ce qu'on est censé danser en tongs ? J'attrape mon téléphone posé sur la couverture couleur prune de mon lit. Il faut que Manon, reine des soirées en tout genre, m'éclaire.

"Qu'est-ce qu'on est censé porter pour danser sur une île paradisiaque ?"

"Rien."

Quel sens de l'humour. À moins qu'on ait réservé nos vacances sur une île naturiste (ça existe, d'ailleurs ?), il me faut une réponse beaucoup plus concrète.

"Sérieux. Des escarpins dans le sable ?"

"T'es plus belles sandales pour éviter de te fouler à nouveau la cheville. Haha."

"C'est arrivé une seule fois et j'étais malade. Je n'ai pas vu le bord de l'estrade."

"Cette maladie a un nom : l'alcoolisme."

Je pouffe et lance mon téléphone sur le lit. Ma mère a déserté ma chambre sans que je m'en rende compte. Après cinq minutes d'une bataille acharnée, je réussis à fermer cette fichue valise, avec toutes mes affaires à l'intérieur. Victoire !

Le père de Nélia passe me chercher dans une heure trente, ce qui me laisse largement le temps de boire un cappuccino au lait d'amande. Il n'y a pas de saison pour une boisson aussi délicieuse.

En me dirigeant vers la cuisine, je m'arrête devant la chambre de mon frère. Notre mère change soigneusement les draps de cette pièce abandonnée depuis bien longtemps.

— C'est comme si rien n'avait changé quand je suis ici.

Ces dernières années ont été éprouvantes, surtout pour elle. La douleur nous a tous frappés, elle encore plus. Elle n'a jamais pleuré devant nous, ne s'est jamais plainte, comme si elle s'était refusée à exprimer ses émotions pour rester forte. Forte pour Lilio et moi.

Je me positionne derrière elle et l'étreins de toutes mes forces. Les mots s'envolent, tandis que les gestes laissent une trace sur notre peau, assez longtemps pour nous faire sourire.

— Tu veux un thé glacé ?

Je dépose un baiser sur sa joue avant de la laisser à nouveau respirer.

— Très bonne idée. Un muffin à la myrtille pour aller avec ?

Elle me connaît si bien. C'est ma pâtisserie préférée. Parce que oui, les muffins sont des pâtisseries et non de simples gâteaux. Pas aussi raffinés qu'un mille-feuille ou une tarte aux fraises, mais tellement doux et savoureux. Je peux bien faire une entorse à mon régime spécial été pour une petite douceur sucrée.

Je prépare nos boissons et les pose sur le bar de la cuisine. Ma mère s'occupe de placer deux muffins sur une assiette bleu nuit, puis s'installe sur un tabouret en cuir.

— À quelle heure décolle ton avion ?

— 17h45.

Je prends un air détaché, bien que ce soit la centième fois que je lui répète l'information. J'ai même affiché les horaires sur le frigo, avec le nombre d'heures pour le décalage horaire. Une colonne New-York, une colonne Espagne.

— Pourquoi le père de ton amie vient te chercher aussi tôt ?

Inspire. Expire.

— Il nous faudra une heure pour rejoindre l'aéroport. Il faut enregistrer nos bagages, - Nélia ne sait pas voyager léger... - passer la sécurité, et trouver la porte d'embarquement.

Je croque dans mon muffin, savourant le goût délicat de la myrtille. Le meilleur fruit du monde, élu par moi.

— Plus tôt nous arrivons, plus vite nous nous débarrassons de toutes ces corvées.

Elle hoche la tête, mais je vois à son expression qu'une nouvelle question se prépare.

— Maman !

— Très bien, je lirai le mémo jusqu'à ce que tu atterrisses en Europe, ma chérie.

Nous restons silencieuses jusqu'à l'arrivée du taxi. Deux coups de klaxon nous font sortir de notre rêverie. Je la serre fort contre moi, lui promettant que tout se passera bien. Je suis entourée de mes meilleures amies, les filles les plus sûres de cette planète.

Qu'est-ce qui pourrait mal se passer ?

Soleil couchant, coquillages nacrés et amour fou.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant