Chapitre IX : Retour

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Pas une fois Adélaïde de Castille ne réapparut, à la grande déception des marins qui n'avaient pas pour habitude d'avoir de si nobles passagers à bord, encore moins des demoiselles espagnoles. Lorsqu'elle revint sur le pont, six heures plus tard, enveloppée dans une longue cape noire, elle avait les yeux rougis par les pleurs et se tenait aussi droite qu'un piquet. Cette douleur guindée, qui n'aurait pas manqué de paraître ridicule pour quelqu'un de la noblesse, émut au contraire les matelots, que cette touche de faiblesse déconcertait au plus haut point. Mais rapidement, l'intérêt qu'on portait à cette demoiselle encapuchonnée périclita et chacun retourna bien vite à ses préoccupations personnelles. C'est dans l'indifférence générale qu'elle descendit du pont et que ses pieds foulèrent, pour la première fois en quatre ans, les pavés de la France. Adélaïde chercha vainement du regard le Comte de Monte-Cristo, bien qu'elle ait oublié les traits de son visage.
Mais rien.
La jeune fille fronça les sourcils, déjà ballottée par la foule de petites gens du port qu'elle connaissait trop bien. La légère crainte qu'on puisse reconnaître celui qui était mort quatre ans plus tôt dans les traits de la jeune fille mordait son cœur, et la confiance qu'elle avait placée en la personne du Comte de Monte-Cristo s'émoussa d'un coup. Et s'il lui avait menti sur ce projet de vengeance ? Mais cela n'avait aucun sens, pourquoi l'aurait-il envoyée en Espagne pendant quatre ans et lui aurait fait subir un si dur entraînement s'il voulait la perdre ? Elle fut finalement poussée sur le côté par la foule, qui n'avait que faire d'une petite demoiselle espagnole perdue et sans chaperon. Soudain, la voix distinguée d'un domestique la tira de ses inquiétudes.

-Mademoiselle Adélaïde de Castille ? fit-il en tentant d'apercevoir le visage de la jeune fille sous son capuchon.

- C'est moi, répondit-elle d'une voix qui indiquait qu'elle n'avait pas conversé en français depuis fort longtemps.

-J'ai ordre de vous conduire au Domaine du Comte de Monte-Cristo.

-Et aurais-je l'obligeance de savoir pourquoi votre maître n'est pas venu de lui-même ?

La voix de l'espagnole vibrait d'une colère contenue, mais la manière dont les "r" roulaient sous sa langue comme des éclairs n'y trompait pas : elle était agacée. À quoi cela servait-il d'avoir passé deux ans à imiter la noblesse si le Comte ne se prêtait pas au jeu ? Il n'avait même pas eu la délicatesse de venir la chercher en personne.

-Le maître est en voyage, répondit placidement le domestique, et ne nous a pas indiqué la date de son retour. En revanche, il m'a laissé un ordre, continua t-il d'une voix presque ironique sous son vernis obséquieux, que j'espère vous me permettrez d'exécuter.

Rabattant son capuchon sur son visage avec un geste d'indignation muselée, la jeune fille monta elle-même dans le fiacre dont personne ne s'était donné la peine de déplier le marchepied. Une fois assise, elle retira sa cape avec humeur et appuya son coude sur le rebord de la fenêtre. Son esprit enfiévré se perdait en milles conjonctures sur le voyage du Comte. Allons bon, le soir où Adélaïde de Castille, fin prête à jouer le rôle qu'elle avait mis quatre ans à perfectionner, revenait se produire sur le devant de la scène, le metteur en scène n'était pas là ! Son humeur ne changea pas de tout le trajet, qui dura bien moins longtemps qu'elle ne l'avait cru, et lorsque le fiacre s'arrêta, la surprise se peignit sur son visage.

- Mais... ce n'est point le Domaine du Comte ! s'exclama-t-elle sans rien comprendre.

- Non pas, damoiselle, c'est une auberge du nord de Marseille, répondit obligeamment le cocher en descendant. Une chambre vous y attend, nous reprenons la route demain à midi, si toutefois mademoiselle le veut bien.

Piquée au vif, la jeune fille s'éloigna à grands pas, enveloppée de sa cape. Pour quelqu'un qui avait vécu dans un pays aussi chaud que l'Espagne, la transition avec le climat français, bien qu'estival, était brutale. Elle demanda sa chambre au comptoir, on lui remit la clé de l'appartement n° 34, et elle se retrouva ainsi, après avoir vécu quatre ans dans un manoir aussi opulent que magnifique dans cette petite chambre d'auberge, dont on avait posé sur la table un repas frugal de jambon et de pois chiches.
La vive indignation d'avoir été si cavalièrement traitée faisait frémir les narines de la jeune fille. Résistant à grand-peine à l'envie de faire valser son assiette d'un coup de pied bien placé, elle remarqua soudain un petit papier blanc, roulé autour de la fourchette, qui avait jusque là échappé à son regard. Elle le déplia d'un geste lent et fronça les sourcils. Un unique mot y était écrit.

Le Double-Jeu ~ {Fanfiction Le Comte De Monte-Cristo}Où les histoires vivent. Découvrez maintenant