Chapitre I : L'armateur Morrel

818 76 9
                                    

Huit ans. Le temps est cruel. Cela fait huit ans depuis que Mr.Morrel a tout perdu. Le vieil homme est allongé sur un lit, les couvertures miteuses relevées jusqu'au cou, dans un petit appartement vétuste. On devine au parquet abimé que des meubles ont autrefois garni la pièce avant d'être vendus pour une poignée de centimes. La mort laisse insidieusement traîner ses mains dans la chambre glaçante, percée de toutes parts par des courants d'air sournois. Le silence est tel que chaque respiration sifflante du vieil homme est décuplée et résonne comme dans une cathédrale. Cette petite chambre s'est transformée en confessionnal.

Morrel souffre atrocement. La fièvre qui a emporté sa fille et son petit-fils est venue le trouver lui aussi, au terme d'une vie longue et éreintante. Il ne peut plus rien faire, et il le sait. La pièce est sombre, seul un filet de lumière éclaire le visage du pauvre homme. Dans un recoin de la chambre, cachée dans l'obscurité, une masse informe bouge légèrement, accompagnée d'un sanglot qui perce le silence de temps à autres.

Adélaïde a huit ans. Cruelle ironie. À la mort de son frère, elle a tout fait pour aider sa mère et son grand-père, mais que peut un être si jeune face à la fatalité ? Antoinette a fini par mourir il y a un mois. Adélaïde pleure. Elle sent la fin de son grand père qui approche inexorablement. Elle ne veut pas y croire. Elle n'a jamais voulu y croire. Elle a fini par penser son grand-père invincible à force d'entendre, tous les matins, sa respiration douloureuse résonner inlassablement dans la chambre, alors qu'elle croyait la veille qu'il ne passerait pas la nuit. La séparation avec lui est impossible. Inconcevable. Il a toujours été là. Comment pourrait-il partir du jour au lendemain, sans prévenir ? La mort était un concept abstrait pour Adelaide jusqu'à il y a quelques mois. Jusqu'à ce que la fièvre emporte son grand frère. Et aujourd'hui, c'est le vieil armateur qu'elle emmènera dans son sillage.

Adélaide a tout tenté pour le soulager ; elle a volé une couverture de laine trouée à la vieille Germaine qui tient la blanchisserie, elle s'est abimée les mains sur des casseroles à récurer pour un sou de l'heure, elle a arraché de la vervaine dans un jardin public pour en faire des tisanes, elle a même essayé pendant un temps de chanter dans la rue en implorant la pitié des gens. Mais les gens sont indifférents au malheur des inconnus. La seule qui lui a témoigné un peu de sympathie, c'est une femme blonde aux yeux bleus et au visage angulaire, qui lui a remis une bourse avec un sourire triste, un soir de Noël où l'enfant chantait dans la rue, les lèvres bleues et le teint pâle. Depuis, rien.

Adélaïde a vite compris que le monde était injuste. Elle ne sait encore rien de la déchéance de notre famille, pauvre enfant, pleura silencieusement l'ancien armateur en se mordant l'intérieur des joues. Mais il n'avait plus le temps de pleurer, il sentait sa vie qui le quittait peu à peu. Chaque respiration lui semblait plus difficile, plus pénible que la précédente. Il devait se dépêcher de lui dire, de lui donner ses dernières volontés. Il s'en voulait d'être tombé malade, de la laisser seule, toute seule, face à l'adversité du genre humain, mais il ne pouvait plus rien pour elle maintenant, si ce n'est lui dévoiler toute la vérité.

- Adélaïde, mon enfant... approche, murmura t-il dans un râle, en tendant une main moite vers elle.

Les pleurs s'interrompirent momentanément, et la silhouette se détacha du mur pour s'approcher du lit, les épaules secouées par des sanglots silencieux.

- Assied-toi, ma petite fille, assied-toi, fit-il avant d'être interrompu par une quinte de toux.

Aussitôt, Adélaïde tendit la main vers une tasse ébréchée qui traînait sur la table de nuit.

- Non, non, fit-il d'une voix rauque en secouant la tête, non, je n'ai plus le temps, mon enfant, il faut... il faut que tu m'écoutes.

Cette fois, il posa sa lourde main sur l'épaule décharnée de l'enfant.

Le Double-Jeu ~ {Fanfiction Le Comte De Monte-Cristo}Où les histoires vivent. Découvrez maintenant