Chapitre II : Les voleurs

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1830, Marseille.
Les petites rues du port de Marseille fourmillaient de monde. On y vendait, on y marchandait, on y gueulait et on y volait allègrement dans une cacophonie infernale. Il était à peine dix heure du matin, et pourtant, il semblait que tout le port de Marseille était dehors sous le soleil froid de ce mois de janvier.
Dans ces rues, et même partout ailleurs, il n'y avait pas de places pour les autres dans l'esprit des petites gens. Chacun était égoïstement tourné vers lui-même, et il ne venait à personne l'idée de se montrer généreux envers quiconque. Néanmoins, il se trouvait, ce matin là, que certains étaient généreux malgré eux.

C'est en effet ce que se disait un jeune garçon qui faisait allègrement les poches aux passants. Il devait avoir dans les quinze ans, et il avait une figure longue et un front volontaire. À chaque passant qu'il détroussait, il exhibait ses belles dents blanches aux autres, dans un sourire de chérubin, pour endormir leur méfiance. Il avait une carrure forte, des épaules larges et une taille amaigrie, probablement causée par la famine, car il arrivait parfois que certaines journées soient infructueuses. Le seul détail notable de ce visage quelconque était probablement les longs cils bruns qui couronnaient ces yeux de chocolat liquide, et les lèvres volontaires craquelées par la soif qui plissaient ce long visage.

Mais du reste, le jeune garçon était un courant d'air. On oubliait aussi facilement son existence que lorsqu'on avait détaillé, d'un regard morne, le corps robuste de l'adolescent entre deux achats de légumes. C'est pourquoi détrousser les honnêtes gens était plutôt tâche facile, ce matin de janvier. Et pendant qu'il s'emplissait les poches, le garçon se demandait bien qui, parmi cette foule dense et compacte, pouvait se vanter de savoir qu'il y a sept ans de cela, Adélaïde Morrel avait disparu de la surface de la terre en même temps que son grand père.
La petite n'avait jamais oublié les paroles du vieillard. Jamais.
Mr.Morrel avait été bien informé, car deux jours après sa mort, trois jeunes filles avaient été enlevées dans des circonstances mystérieuses, et tout portait à croire qu'elles avaient été emmenées dans les bordels du port de Marseille. À dater de ce jour, les disparitions s'étaient multipliées à une vitesse folle. Mais les envoyés des frères Maillards n'avaient jamais trouvé Adélaïde Morrel, car cette dernière avait tout bonnement cessé d'exister.

Il aurait fallu étudier longtemps le corps de l'adolescent pour deviner, caché sous une ample chemise blanche, la courbe naissante des seins comprimés par des bandages, et le galbe des hanches, complètement effacé sous le pantalon bouffant. Il aurait fallu savoir que les cheveux courts et bruns, ramenés en une petite queue-de-cheval comme c'était la mode à l'époque, avaient autrefois été longs, et que l'âme d'une jeune femme se cachait sous le corps charpenté du jeune homme. Mais, comme il était dit tout à l'heure, les gens ne s'intéressent à personne d'autre qu'à eux-mêmes. Alors personne ne savait rien, et l'adolescent continuait sa besogne de voleur sans se faire remarquer.
Soudain, un jeune garçon qui avait l'air d'avoir treize ans, aux cheveux roux frisés et au visage couvert de crasse vint lui tapoter l'épaule du bout du doigt. L'adolescent fit promptement disparaître la montre d'argent qu'il venait de dérober dans les tréfonds de ses poches, puis il suivit le plus jeune dans une allée sombre.

- Qui t'envoie ? demanda t-il aussitôt d'une voix rauque.

- Ne te fâche pas, Jean, fit l'autre d'une voix conciliante, c'est Joseph qui m'a demandé de venir te chercher...

"Jean" soupira longuement, puis il fit un signe las de la main pour dire au garçon de le conduire jusqu'au dénommé Joseph. Ce dernier était le chef de la bande de voleurs juvéniles qui sévissaient dans les rues de Marseille, et il fallait, à la fin de chaque journée, lui payer un tribut pour continuer à faire partie de la bande. De l'équivalent des soixante-dix francs qu'Adélaïde avait volé, il ne lui en resterait guère plus qu'une dizaine.
Les deux adolescents empruntèrent une longue série de ruelles étroites et sombres, où gisaient quelques ivrognes qui cuvaient leur bouteille de rhum, puis ils débouchèrent après quelques minutes sur un petit appartement presque en ruines. Lorsqu'ils montèrent, plusieurs voix de garçons se firent entendre.

Le Double-Jeu ~ {Fanfiction Le Comte De Monte-Cristo}Où les histoires vivent. Découvrez maintenant