Tentation

Chapitre V : Le Fou Du Roi

La soirée chez M. Weil débutait calmement lorsque Jordan fit son entrée, flanqué de son bras droit, Alexandre Loubet. Comme à son habitude, il arriva à l'heure exacte. Pas une minute en avance, pas une minute en retard. Depuis quelques années, la ponctualité était devenue bien plus qu'une simple politesse : c'était un besoin impérieux, une ancre de contrôle. Chaque détail de sa vie devait suivre un ordre précis. Sa manière d'entrer dans une pièce, de calculer ses gestes et de choisir ses mots n'avait rien de spontané. Même son sourire, figé, n'atteignait jamais ses yeux. Non, ceux-ci scrutaient les autres comme s'ils détenaient les clés de leurs avenirs.

Bien sûr, il avait toujours été soigné, de ceux qu'on qualifie volontier de
« gendre idéal ». Mais quelque chose avait changé. Un tournant, une bascule brutale que ses proches collaborateurs avaient subie sans jamais vraiment la comprendre. Subitement, il avait développé un besoin impérieux de maîtriser chaque aspect de sa vie, d'étouffer toute surprise. Ce qui avait commencé par une exigence accrue de ponctualité s'était transformé en une obsession totale, englobant chaque instant, chaque geste, chaque interaction. De perfectionniste méticuleux, il était devenu tyrannique. Ses collaborateurs s'épuisaient sous le poids de cette rigueur implacable, mais ils ignoraient que cette discipline féroce, Jordan se l'imposait à lui-même avec une cruauté encore plus dévorante.

Parce qu'au fond, tout cela n'avait qu'une seule origine : Gabriel. Chaque mouvement, chaque défaite essuyée, chaque victoire obtenue portait le sceau de son obsession. Au réveil, dans ses nuits agitées, dans les sourires qu'il adressait aux caméras, dans les poings qu'il serrait en silence, il y avait toujours cette présence fantomatique qui guidait ses pas. Et il n'osait ni ne pouvait échapper à cette maladie, car il sentait que s'il essayait, ne serait-ce qu'un instant, tout s'effondrerait.

Il s'effondrerait.

Jordan serra quelques mains, offrit des sourires maîtrisés, et prit lentement ses marques dans la salle.

« Tiens... le nain est ponctuel, mais Blanche-Neige, non », pensa-t-il en apercevant Stéphane en pleine conversation avec un autre convive.

Sans se faire remarquer, Jordan se glissa discrètement à une distance où il pouvait entendre sans être vu. Il capta quelques bribes de leur discussion.

- Gabriel est têtu, comme toujours, soupira Stéphane. On lui a proposé plusieurs fois d'alléger sa position, mais il refuse de plier.

Jordan serra les dents. « Gabriel, vraiment... marié à ce pantin pathétique. Quel gâchis. »

- ... Macron commence à perdre patience, poursuivit Stéphane. Ce matin, il m'a confié qu'il envisageait de trouver une alternative si Gabriel ne cède pas. Je lui ai dit que c'était risqué, mais... On ne peut pas continuer comme ça. Il doit comprendre que sans compromis, il est en train de perdre des soutiens clés. Et tu sais aussi bien que moi qu'il refuse toute alliance, ouverte ou secrète, avec eux.

Jordan hocha imperceptiblement la tête. Il n'était pas difficile de deviner qui étaient « eux ». Eux, c'était lui. Gabriel, malgré ses contradictions, restait fermement opposé à toute alliance. Jordan le savait, mais entendre Stéphane le confirmer lui donnait un nouvel angle d'attaque. Gabriel était sur une pente glissante, et la fracture avec Macron était plus profonde qu'il ne l'avait imaginé.

Stéphane poursuivit sa litanie, mais Jordan s'était déjà lassé de son ton geignard.

Détournant son attention, son regard se posa sur Fanny Anor, l'une des acolytes fidèles de Gabriel. Parmi les premiers arrivés, elle se déplaçait avec grâce parmi les convives déjà présents, distribuant sourires et attentions avec une finesse calculée. Jordan l'observa attentivement. « Ces gens-là ne colportent jamais les informations pour une seule personne. Avec la bonne approche, Fanny pourrait voir en moi un parti intéressant à acquérir. Maintenant que Gabriel vacille, peut-être que ce moment est enfin venu de jouer cette carte. »