Chapitre VIII : Roi Déchu

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Gabriel referma doucement le balcon derrière lui, et l'air du salon lui parut épais, stagnant. Son regard se posa sur la porte de la chambre à coucher. Fermée.

Il vacilla, le parquet semblait s'éloigner de la plante de ses pieds, comme si la réalité elle-même se détachait de lui. Il eut l'impression étrange que ses pupilles s'étaient changées en lentilles haute résolution ; chaque rainure du sol lui sautait aux yeux, chaque contour de chaque meuble, chaque irrégularité sur les murs fuyants devenait exubérante. Sous la lumière artificielle de la lune, qui seule traversait le triple vitrage, tout lui sembla soudain monstrueux.

L'appartement, d'ordinaire animé des craquements imperceptibles du bois qui vit, était muet, figé dans une sévérité hostile qui se désolidarisait de sa présence, le laissant seul au milieu de la scène, pour qu'on ne voie que lui, comédien coupable d'une tragédie improvisée.

Gabriel hésita un instant devant le couloir. Il aurait pu, peut-être, rejoindre la chambre conjugale, se glisser sous les draps à côté de Stéphane, espérer une réconciliation tacite. Mais il ne pouvait pas. Plus insupportable que l'étouffement de la frustration ou la brûlure de la colère passées, il portait maintenant le poids écrasant de la honte.

Une nouvelle fois, son regard balaya la pièce sans la reconnaître. Son propre corps lui échappait. Il vit ses pieds avancer, alors qu'il se posait d'étranges questions, futiles à cette heure fatale.

« Est-ce que mes pieds ont toujours ressemblé à ça ? » Il les observa avec une curiosité d'anthropologue.

« Est-ce que mes bras et mes mains, qui pendent le long de mon corps, sont vraiment à moi ? » Ils lui semblaient être l'extension mécanique d'un esprit inconstant.

« Est-ce que c'est comme ça que l'on devient fou ? Aussi facilement que ça ? »

« La folie est-elle une bascule ou un glissement ? »

« Et si je ne reprenais jamais le contrôle ? Ou est-ce que ce soir fait partie d'une longue pente de perdition ? »

Il fut surpris de se sentir s'écrouler sur le canapé. Les pensées qui le traversaient l'enlisaient dans un marécage d'émotions confuses, indéfinies. Il ferma les yeux, et sombra rapidement dans un sommeil sans rêve ni trêve.

Quand il les rouvrit, il eut du mal à comprendre que c'était le matin, comme si seulement dix minutes s'étaient écoulées.

Pourtant le soleil, exécrable délateur, envahissait la pièce.

C'est alors qu'il remarqua la couverture soigneusement posée sur lui. Ses doigts effleurèrent le tissu avec hésitation, incertain de la réalité. Ils caressèrent, puis agrippèrent le minkee pelucheux, le rattachant à la réalité. Sur la table basse, un bol de fruits et une tasse de café l'attendaient, encore fumante.

Il tendit l'oreille, mais ne capta que le ronron du frigo, le tic-tac monotone de la pendule et le goutte-à-goutte régulier de l'évier. Stéphane était parti. Il lui avait préparé un petit déjeuner et il était parti.

Un courant d'air gelé passa dans la distance qui séparait son être de son corps, entre ses os, puis dans la moelle, et enfin s'engouffra dans un puits sans fond. Il aurait voulu pleurer, mais il n'y avait rien à aller chercher de ce côté-là.

Stéphane avait pris soin de lui, après ce qu'il avait fait, après leur dispute, après cette nuit qu'il avait passée dehors, à envoyer des messages qu'il n'aurait jamais dû envoyer.

Il se retrouva là, bêtement immobile sur le canapé, le couteau de la tendresse à la gorge et le canon de la trahison contre la tempe.

Il serra la tasse brûlante entre ses doigts, cherchant une ancre dans la douleur, mais elle ne le consola nullement de la certitude qu'il ne méritait ni cette couverture, ni ce café, ni cette attention.

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