Chapitre VI : Monochromes ?

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Jordan s'avança dans la galerie privée, glissant silencieusement entre les colonnes de marbre et leurs spectres projetés par la lumière sirupeuse des appliques. Les murmures de la soirée mondaine s'éteignaient peu à peu, remplacés par un calme sacré, où rien n'osait être plus qu'un souffle.

Il jeta un coup d'œil rapide autour de lui. Cette sculpture en bronze, partiellement dissimulée par un épais rideau de velours, était idéalement située pour voir sans être vu.

De là, il gardait une vue panoramique sur les œuvres. Il laissa ses yeux errer : des tableaux abstraits qu'il trouva pompeux, des portraits tour à tour fabuleux ou transparents, une série de faux Monet, des bronzes, des masques africains, des porcelaines chinoises... Rien de cohérent, un goût ridiculement incertain.

Son regard se fixa sur un tableau impressionniste :

« Créma vue depuis les vallées, soirée d'été. »

Était-ce l'Italie, la galerie ou sa difficulté à se maîtriser ses pensées ce soir ? Quoi qu'il en soit, son esprit dérivat.

Une image d'un Gabriel appartenant au passé traversa son esprit comme une douce brise de printemps.

Gabriel, plus jeune, déambulant dans les ailes d'un musée, léger et ensoleillé, les pupilles emplies d'une passion affolée qui ne demandait qu'à être recueillie. Il se revoyait le suivre, captivé par tout autre chose que les œuvres. Tandis que Gabriel parlait de symbolisme, de contrastes et de lumière, Jordan fixait les mouvements subtils de ses lèvres, le plissement de son front, la manière dont ses doigts effleuraient parfois l'air, mimant les lignes d'un tableau invisible. Il se disait qu'il aurait fallu quelqu'un pour le peindre, lui. Pour immortaliser sa lumière.

Cette errance fut violemment interrompue par un retour brutal à la réalité. La porte s'ouvrit, laissant passer Weil, le Premier ministre à sa suite. Rappelant à Jordan qu'aujourd'hui, ils n'étaient plus que des ombres, projetées dans des directions contraires.

Il prit une grande inspiration et se fondit encore plus profondément dans l'obscurité.

La danse commença.

Gabriel faisait mine d'admirer les toiles, ponctuant le discours de son hôte de flatteries. Mais Jordan pouvait sentir le mépris subtil dans sa voix, ce petit sourire de biais qui trahissait son vrai ressenti. Ce sourire, Jordan s'en était toujours senti gêné, il avait toujours eu le don de le faire se sentir inférieur. Mais il ne put s'empêcher d'admirer le travail de maître que Gabriel mettait à l'œuvre, malgré l'insistance de l'autre pour aborder le sujet de cette visite. Gabriel avait toujours su utiliser l'avidité des autres à son avantage.

Weil, de son côté, bombait le torse à chaque compliment jeté du bout des lèvres par son invité.

« Si seulement tu savais à quel point tu le fais chier. »

Il aurait presque éprouvé de la compassion, pour l'un ou pour l'autre. Mais au final, peut-être davantage pour Weil, car même si Jordan ignorait ce que Gabriel cherchait ce soir-là, mais il savait qu'à ce jeu, il ne perdrait pas.

Lorsque Weil mentionna un bronze de Rodin, Jordan nota l'expression légèrement plus crispée de Gabriel.

« Allez, dis-lui ce que tu penses vraiment de son goût douteux. »

Ça aurait été tellement amusant de voir Gabriel perdre le contrôle, poussé à bout par un bronze.

« Le Premier ministre Gabriel Attal assassine son hôte à coup de Rodin sur le crâne. »

Jordan sourit, et il vit Gabriel en faire de même face à son hôte.

Bien sûr. Parfait petit soldat.

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