C'est dans les vieux pots...

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Gabriel

Ce truc n'a rien à faire ici. Il faut qu'il dégage. Maintenant.

Saisi d'une frénésie proche de l'attaque de panique, je farfouille dans la trousse de toilette de Blondie à la recherche de mon arme. Je la trouve rapidement, nichée entre un tampon et un tube de rouge à lèvre. Aussitôt équipé, je relève les yeux vers le miroir, aussi conquérant que déterminé. Un peu stressé, également, je l'avoue.

Mon reflet me renvoie un regard perçant, que d'aucun qualifierait sans doute de « fou furieux ». Peu importe. Ce foutu poil blanc, dissimulé dans un coin de ma barbe tel un fourbe, ne paie rien pour attendre. J'ai dégommé un de ses comparses dans ma chevelure la semaine dernière, je ne me laisserai pas impressionner par une nouvelle attaque.

Aussi, d'un geste affirmé et sec, je retire l'indésirable.

— Putain !

J'étouffe mes grognements de douleur du mieux possible. Bordel, comment les femmes peuvent-elles s'infliger ce genre de trucs à tout bout de champ ?

Je repose la pince à épiler avant d'essuyer les larmes nichées au coin de mes paupières. Faudra que je touche un mot à Blondie. Hors de question que Juliette utilise un truc pareil.

Moi vivant, jamais, et tant pis si ses sourcils ressemblent à un buisson mal taillé.

À quinze ans bien tassés, notre première fille est entrée dans la phase la plus délicate de sa mutation vers l'âge adulte, j'ai nommé l'adolescence, et inutile de se mentir, ça craint. Chaque fois qu'elle lève les yeux au ciel ou qu'elle quitte une pièce en claquant la porte, je me souviens avec émotion de la petite blondinette qui me serrait contre son cœur en me qualifiant de « meilleur papa du monde ».

Comme ce temps béni me paraît loin.

— Bordel, Gab, tu vas réveiller tout le monde !

Mon amour, qui vient de me rejoindre dans la minuscule salle de bain, me toise avec sévérité. Comme toujours depuis bientôt quinze ans, mon cœur s'emballe dès que ses prunelles rencontrent les miennes. Elle est belle, si belle, même si elle ne s'en rend toujours pas compte. L'âge et les grossesses n'ont pas terni l'éclat de sa lumière et les rondeurs de son corps, témoin de nos plus beaux moments de vie, ne parviennent qu'à sublimer son éclat.

Blondie est comme le bon vin. Elle se bonifie avec le temps.

Les années ont glissé sur notre amour sans réussir ne serait-ce qu'à l'érafler. Pourtant, avec quatre enfants, une pâtisserie à gérer et le cabinet pluridisciplinaire que j'ai monté, les épreuves n'ont pas manqué, pas plus que les disputes, les chagrins, les colères, les frustrations.

Mais en dépit des tempêtes, nous sommes là, dans ce bateau, plus amoureux que jamais.

— Désolé, j'étais...

— Tu en as trouvé un autre, c'est ça ? souffle-t-elle en avisant l'objet en équilibre sur le lavabo.

— Dans la barbe, cette fois.

Son sourire s'adoucit. Camille se souvient parfaitement de la « crise du cheveu blanc », comme elle l'appelle. Si elle n'était pas intervenue ce jour-là, je me rasais la tête.

— Gab...

— Je sais. Je ne devrais pas faire une fixette là-dessus, mais...

Les mots se bousculent dans ma gorge, en même temps que les complexes que je refuse d'avouer.

— Je suis vieux, Cam.

— C'est beau de vieillir. Plein de gens n'ont pas cette chance.

Je retiens un grognement agacé. Si elle me sort encore son discours sur l'acceptation de soi, je lui bouffe le minou pour la faire taire. Cette idée réveille mon troisième cerveau. Heureusement, celui-là ne m'a, pour le moment, jamais trahi. Paraît que passé quarante ans, ça se gâte de temps à autre.

On s'était dit rendez-vous dans quinze ansOù les histoires vivent. Découvrez maintenant