Le velours de la mort

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Nous nous tenons, mon frère et moi, debouts, impuissants, dans la chambre de notre sœur, et devant nos yeux, à son tour, elle venait de partir. Notre dernière activité en famille, aura été une fusillade.

Je repense à la scène. Je me suis éloigné de l'église, sous une pluie battante, pour m'allumer de nouveau une cigarette. Il y a moins de monde qu'à l'enterrement de notre père, mais c'est beaucoup plus sincère. Mon frère tenait ma mère en sanglots, devant ce qui sera la dernière demeure de ma grande sœur. Non loin de la tombe des parents de Paula, un peu éloignée de celle de Brondy et du daron, juste à côté de celle de Mamie Gato, et de mon meilleur ami Djay. Encore un enfant parti trop tôt, il y a quelques années, emporté par une maladie nauséabonde, mais, mon deuil est fait, passons cette histoire.

Paula me regarde de loin, elle sait qu'il vaut mieux que je reste seul en cet instant, tant qu'elle arrive à me voir du coin de l'œil, ça lui va bien. Et en fond de cortège, je l'ai aperçue, Sara. Elle va sûrement me demander des explications, et à juste titre. Une scène digne d'un film d'Hollywood. Je suis allé embrasser mes neveux et le mari de ma sœur, approuvant son idée pleine de sagesse de s'éclipser un temps chez ses parents, dans le quartier Sud de Delmar, où tout est plus calme. Je sais que mes neveux sont entre de bonnes mains, au doux parfum du Vietnam. Des mains caleuses et cicatrisées par l'amour que nous porte un enfant. Les bons pères existent, aujourd'hui j'ai pu le voir, et j'en suis rassuré.

Tellement de choses me traversent l'esprit, toutes ces choses que je n'ai pas eu le temps de dire. Tous les secrets que j'ai omis de dévoiler à ma sœur, sur ma vie, sur ce que j'ai pu voir ou vivre. Tous ces sentiments qu'on garde au fond de nous, comme une réserve de "je lui dirai demain", ou "elle le sait déjà ça", alors qu'on n'en dit jamais trop. Avec quelle image de moi, d'elle, de nous, de sa famille, est-elle partie ? Quand on ne choisit pas la date de notre départ, est-ce qu'au final on a vraiment des remords ? C'est peut être la seule chose positive, elle n'a sûrement pas eu le temps de regretter quoique ce soit.

Et maintenant on doit continuer. C'est ça alors ce que l'être humain a choisi d'appeler la vie ? Comment peut-on se complaire dans un tel concept ? Comment peut-on s'épuiser chaque jour un peu plus, pour des choses qui disparaîtront, sûrement plus vite que l'on ne peut le penser. Comment peut-on tisser des liens, construire des édifices, croire des choses, aimer, haïr, tout en sachant que demain matin, tout est terminé, tout est oublié ? Quand est-il de celles et ceux qui n'ont pas eu la chance de naître au bon endroit, entourés des bonnes personnes ? Comment peut-on nous accorder l'existence alors que celle-ci ne nous appartient plus jamais, dès la première seconde ? On met des années à comprendre ce qui peut être juste, puis finalement, c'est déjà trop tard, on est vieux.

J'ai passé ma vie à regarder les autres partir, alors que j'ai toujours souhaité quitter ce monde le premier. La nuit tombe, la pluie aussi, comme si ici, les deux allaient de pair. Sara s'est approchée de moi, et nous décidons de marcher un peu dans les allées du cimetière.
Je lui explique du mieux que je peux tout ce qu'il se passe, pour éclaircir ses interrogations, en omettant les détails les plus importants bien sûr, comme toujours. J'y pense, ma sœur ne saura jamais ce que j'ai fait, que c'est peut-être même moi qui ai accéléré son départ sans le vouloir, sans le savoir.

En retour, elle me permet de comprendre un peu, que Jess est partie sans souffrir, que son cœur s'est arrêté, un peu sans rien dire, comme si après quelques heures il avait décidé de ne plus battre dans le vide, un peu comme moi.

Je lui propose de manger un petit en-cas à la maison ce soir, histoire de penser à autre chose, de ne pas miner le moral de Titus un peu plus. Mon frère et ma mère seront avec mon beau-frère et mes neveux, pour préparer leurs affaires. Le Lieutenant Stuart m'a assuré qu'ils seront sous surveillance rapprochée. J'aime les savoir tous ensemble, aujourd'hui c'est tout ce qui m'importe, mais je crois que pour ma part le deuil sera plus long, plus complexe, alors ce soir je vais plutôt me fracasser la tête, chez moi, avec Sara.

- Mais tu allumes ton putain de téléphone, enfoiré ! me lance Paula en me faisant un dernier câlin lorsque l'on quitte toutes et tous le cimetière.

Nous sommes rentrés chez moi, Titus toujours aussi heureux d'accueillir du monde, lui qui ne peut tout comprendre malheureusement. Des pizzas à emporter, simple, efficace, et valeur sûre, je crois que finalement c'est bien le seul remède à la douleur.

Évidemment, Sara commence par critiquer la non-existence de la décoration de mon appartement. Mes deux fauteuils face à la rue, une petite bibliothèque de livres et de figurines sous le toit mansardé, une télé, une table, et mon lit proche de la salle de bain, peuvent laisser penser à un vieil appartement témoin un peu triste. En même temps, va expliquer à Titus que le petit chandelier sur la table de chevet n'était pas une triple saucisse à déguster toi.

Puis comme lors de notre première vraie discussion, nous avons parlé de tout et de rien, tout ne lui sourit pas non plus, elle a perdu ses parents dans un accident de voiture, il y a dix ans de cela maintenant. Comme quoi, c'est peut être parfois plus simple, plus fluide, quand deux âmes meurtries se connectent sans le savoir. Les yeux sont parfois des détecteurs d'or pur, peut être. Après quelques verres, quelques épisodes des "Frères Scott" en fond, et beaucoup de pizza et de bave de chien, je lui propose de rester ici pour être plus proche du travail demain matin, elle qui doit se lever tôt - et puis j'avoue que rester seul cette nuit, Jess aurait refusé, je le sais.

J'allume une cigarette au bord de la fenêtre, sur mon fauteuil, Titus m'accompagne sur le sien, machouillant l'un de ses jouets, tandis que Sara se prépare dans la salle de bain pour aller au lit. La pluie a cessé de tomber dehors, la Lune éclaire la place Benett, et le sol reflète l'éclat des étoiles. Parmi elles, Jess.

Soudain un doux parfum embaume la pièce, recouvrant même celle nauséabonde de la cigarette. Je me suis retourné, Sara était sortie de la salle de bain, et s'est allongée sur le lit, nous regardant fixement, Titus et moi. Son regard passioné, accouplé à son doux parfum me font fondre le visage, et monte alors en moi une bouffée de chaleur inexplicable. Je la dévore à mon tour du regard, toujours sur mon fauteuil. Une nuisette noire laisse apparaître les courbes de son corps, ses cheveux détachés derrière la nuque, qui dévoile son cou, que l'on a envie de croquer sans retenu. D'un signe du regard, sans un mot, elle me fait signe de la rejoindre. J'ôte mon t-shirt, tout en avançant vers le lit, saisissant son visage, fixant son regard et l'embrassant tendrement. Tout mon corps semble se réveiller d'un sommeil éternel, comme si après avoir feinté de vivre, il retrouvait une énergie venue d'ailleurs.

Bientôt, nos corps nus ne font plus qu'un, comme un puzzle dont il ne manque aucune pièce. La Lune éclaire seul le lit et son sourire reflète dans mes pupilles, comme une lumière qui guide l'âme perdue d'un mort. Son souffle, et sa douce voix, qui effleurent chaque parcelle de ma peau, comme le vent qui caresse les épis de maïs de la campagne. L'air est frais, et doux, comme mes mains qui parcourent chaque forme de son corps, comme si elles le connaissaient par cœur, comme si mes doigts avaient déjà joué cette partition. Nous nous chevauchons à tour de rôle, comme un rodéo sauvage de saveurs au milieu des prés fruités. Le temps se suspend, le métronome se cale au rythme de nos respirations. Un instant, la vie n'existe plus, le monde cesse de tourner. Le passé mort, le futur avorté, nous mélangeons nos langues, nos corps, et nos esprits dans le plus profond des abysses du péché.

Il est 7h, quand je me réveille. Sara est déjà parti travailler, je ne l'ai même pas entendu se lever, mais un petit mot sur la table m'attendait.

Bon courage aujourd'hui, si tu veux, rejoins moi ce soir à la Tour Saphir pour dîner. Bisous, Sara.

J'esquisse un sourire béât, mon chien me regarde, l'air tout aussi naïf. Je décide de me laver, et d'aller promener le chien. Le soleil brille ce matin, je me suis tourné vers la Tour Saphir, qui surplombe la ville. Un gros nuage gris lui ornait la tête.

À suivre...

Sombre exutoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant