Un dernier rendez-vous

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Le soleil brille ce matin, je me suis tourné vers la Tour Saphir, qui surplombe la ville. Un gros nuage gris lui ornait la tête.

Je décide de rejoindre mon frère au cimetière, pour que l'on puisse avancer, dans ce qu'ils aiment nommer le processus de deuil. Le reste de ma famille devrait être en sécurité dans le quartier Sud de Delmar, c'est déjà un poids léger en moins sur le dos.

- Maman est partie rejoindre le Sud tout à l'heure. J'ai préféré rester ici pour l'instant, entre tout ça, le boulot.. me dit mon frère, en regardant le marbre de la tombe de Jess.

- Je comprends, je suis comme toi, puis j'ai l'impression qu'on a encore quelque chose à faire ici, je lui réponds, en m'allumant de nouveau une cigarette.

Nous regardions tous les deux les fleurs posées sur la tombe, déjà toutes trempées. Les mots nous manquent à tous les deux, incapables de réaliser ce qu'il nous arrive. Bizarrement c'était plus simple pour nous de parler avec Jess, que l'un avec l'autre, et maintenant on devra faire avec, ou sans.

- Je dîne à la Tour Saphir ce soir avec Sara. Tu penses que tu pourrais passer voir Titus ? Je lui demande, pour briser ce silence de mort.

- Bien sûr frangin, oublie pas de dire au concierge que je passe. Qu'est ce que vous allez foutre là bas ? C'est moche, me répond-il, taquin.

- Promis, je previens Greg avant de partir. C'est pas faux, de toute façon, tout est moche, alors bon. Surtout toi, je lui rétorque en rigolant.

On s'est pris dans les bras l'un de l'autre avant de se quitter, se promettant de faire attention l'un comme l'autre. Je lui rattrape le bras avant qu'il s'éloigne, et je lui glisse un papier dans la main. Puis nous nous sommes séparés, laissant une dernière fois, peut être, l'âme de notre aînée, reposer en paix.

Je me suis de nouveau retrouvé seul avec toutes mes pensées. Le ciel toujours gris, et l'esprit toujours noir. Si je n'y arrivais pas ? Si tout ceci me dépassait, et ne m'offrait rien d'autre qu'un semblant de vie, dans laquelle il manquera toujours quelque chose ? J'ai des millions de choses à faire mais aucune qui me transcende, pas une seule qui m'arrache un réel sourire. Mais bon, ce soir je dois marquer le coup, je le sais. Je décide de passer m'acheter une chemise dans la galerie du coin, histoire d'être un peu élégant, c'est le moment idéal disons.

Quelques heures avant de me rendre à la Tour Saphir, je décide d'appeler ma famille, d'aller aux nouvelles. C'est pas quelque chose dont j'ai le réflexe habituellement. Seule ma mère ne m'a pas répondu, elle devait encore être en route pour le Sud, c'est normal. Je lui ai laissé un message, pour une fois. Puis je me suis dirigé vers chez moi pour sortir avec Titus, et profiter un peu du soleil sur la Place Benett.

Sur le chemin, j'en profite pour nous acheter de nouveau des friandises, je sais que ça le fait sourire, quand je vois sa langue qui pendouille. Les oiseaux chantent et dansent au rythme de la fin du printemps. Je sens qu'il fait un peu plus chaud, mais en regardant vers la Tour au loin, je constate aussi que l'orage se prépare, le premier de l'été qui approche. Nous sommes assis sur un banc, face à la librairie de Paula, fermée aujourd'hui d'ailleurs, peut être a t-elle pris un congé, après tout elle doit être très chamboulée elle aussi.

Nous rentrons un peu plus tard, et je file à la douche, je reçois un message de Sara qui me confirme l'heure à laquelle elle finit le travail ce soir. Je m'habille tranquillement et j'explique à Titus que son oncle passera le voir ce soir, en lui faisant un énorme calin.

Je croise mon concierge Greg en descendant les étages.

- Tiens, bonjour Greg, mon frère va passer ce soir, un peu tard, ne sois pas affolé c'est normal, je lui dis par précaution.

- T'as bien fait de me prévenir Koss, en ce moment je reste vigilant, tu sais bien.. me répond-il un peu gêné.

- Heureusement qu'on t'a ici Greg ! Je lui lance, une tape sur l'épaule, avant de quitter l'immeuble et de m'allumer une cigarette.

Je marche lentement vers notre lieu de rendez-vous, contemplant la beauté du quartier Nord de Delmar. On fait parfois peu attention à tous les petits détails, les plantes qui fanent aux vitres des habitations, les jolies moulures sur les bâtiments, les vieux tags effacés sur les murs abîmés, les chats errants qui nous regardent comme si nous étions soudainement des aliens sur leur planète. Tout ce paradoxe entre mouvement et immobilité, qui nous accompagne au quotidien, et qu'on ne voit plus tellement on l'a observé. Le ciel se couvre de plus en plus, et les rues se vident peu à peu, comme si un ouragan allait s'abattre sur Delmar.

J'ai longtemps pensé que devenir adulte c'était pouvoir faire un peu ce que l'on veut. Construire des bâtiments, des projets, une famille. Mais finalement sans argent, sans soleil, ni baume au cœur, être adulte ce n'est rien d'autre qu'être un zombie qui pense, un animal plein de tourments, un cadavre en vie. Grandir c'est devoir nager de plus en plus vite, dans un océan de plus en plus grand. Tout se vide autour de nous, tandis qu'on essaie de remplir notre esprit de toutes les futilités, qu'on appellera finalement des souvenirs.

Je suis arrivé un peu en avance au pied de la Tour Saphir. Un monument énorme, de 20 étages. Les premiers étages étaient éteints, ils sont occupés par des bureaux administratifs. Quelques étages plus hauts, un restaurant, c'est là que l'on doit se rendre ce soir avec Sara. Enfin les 10 derniers étages étaient innocupés, afin d'éviter les mauvais accidents. Ils servaient surtout de réserve pour les pompiers et la police de Delmar. Habituellement, quand le soir se ramène, la pointe de la Tour, d'un bleu Saphir - d'où son nom - fond dans le ciel bleu nuit, et ses petites lumières blanches se mêlent à la voûte céleste.

Le vent commence à se lever, il fait encore un peu jour, mais le ciel s'assombrit, et quelques gouttes commencent à tomber. J'attends, ma cigarette à la bouche. L'heure tourne, et toujours personne. Je tente d'appeler Sara, aucune réponse. Peut-être un retard au travail ? Je décide de vérifier en appelant directement là bas. Elle est déjà partie. Bizarre. Est-elle repassée chez elle pour une raison ou une autre ? Un soucis sur la route ? La pluie tombe de plus en plus, et ma chemise devient vite trempée, moi qui ai essayé de bien me coiffer, mes cheveux me tombe un peu sur le front, accompagnés de gouttes fraîches.

Je tente de vérifier les alentours, mais, à l'instant où je compte fumer une énième cigarette pour me détendre un peu, le noir total.

Mes yeux se sont ouverts quelques heures plus tard - je crois - il fait nuit, et je suis là, au sommet de la Tour Saphir, face à l'immensité de la ville de Delmar, au bord du vide.

À suivre...

Sombre exutoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant