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Jonathan sentit une vive douleur et il retira sa main pleine de graisse noire. Bill, le molosse, les deux bras enfoncé dans le moteur du pick up bleu regarda la blessure du jeune homme en reniflant.

— Tu vois ce que j'te disais ! C'est parce que t'as jamais rien fait de tes dix doigts que t'as la peau fragile comme ça mon p'tit gars !

Il essuya ses paumes contre son débardeur et tendit un linge à Jonathan dont l'absence de propreté fit douter le jeune homme sur l'utilité d'appliquer un tel nid à bactérie contre une plaie ouverte. N'ayant pas d'autre alternative, il s'en contenta, l'appuyant contre sa coupure pour en stopper le saignement.

— Nous, les gars qu'on trempe dans les machins manuels, on a le cuir solide, on s'blesse pas sur le premier écrou qui passe !

Cela faisait déjà une semaine que Jonathan avait débuté en tant qu'aide à tout faire à la station service de Bill. Devant son absence de prouesses en mécanique, il s'était vu reléguer à des tâches moins exigeantes. Le ménage et la gestion de la caisse enregistreuse étaient devenus son quotidien. Il dormait dans une petite pièce transformée en chambre. Elle ressemblait plus à une réserve dans laquelle on avait installé un matelas, mais la porte donnait directement à l'arrière de la station service et le soir, la vue était belle lorsque le soleil se couchait. Alors Jonathan s'en contentait et ne se plaignait pas. Il n'était pas rare qu'il donne, comme aujourd'hui, des coups de mains à Bill lorsqu'il bidouillait les voitures que ses clients lui confiaient. Le « p'tit gars » comme Bill aimait l'appeler n'était pas débrouillard pour un sous mais ils écoutait bien et ne parlait pas beaucoup; deux qualités qu'appréciait le maître des lieux.

Jonathan s'était bandé grossièrement la main et avait délaissé ses activités mécaniques pour un balai avec lequel le risque de blessures était moindre. Cigarette coincée entre les lèvres, casquette vissée sur la tête, il avait, avec son bleu de travail, toute la panoplie du parfait pompiste. Une véritable caricature ambulante. En tout cas, s'il avait imaginé un gars travaillant dans une station-service perdue au fin fond de l'Ohio, c'est comme ça qu'il se le serait représenté.

La journée touchait à sa fin et le soleil, encore haut, éclairait les touffes blanches de pollen que le vent faisait danser tel des flocons d'automne. Au loin, sur la grande route en ligne droite, un reflet brillant signalant qu'un véhicule approchait, attira son attention. La voiture de police fit une embardée et vint se garer. À sa vue, Jonathan avait baissé la visière de sa casquette sur son visage. Il s'était effacé dans l'arrière boutique avant que les deux occupants ne sortent de la voiture. Il craignait d'être reconnu. Ses proches avaient sûrement signalé sa disparition. Il n'avait rien à se reprocher mais il ne sut pas pourquoi, la présence des forces de l'ordre le mit mal à l'aise.

Bille le remarqua et il prit les devants, accueillant les deux agents. Jonathan regardait la scène de loin, son balai en main. Il écoutait la conversation anodine d'une oreille en faisant mine de continuer son travail. Lorsque les deux policiers eurent fait le plein d'essence et de nourriture, ils repartirent en saluant les deux employés. Bill s'arrêta sur le seuil d'entrée de la boutique, les deux mains posées sur ses hanches. Il regardait la voiture s'éloigner.

— Dis voir p'tit gars, dit-il sans se retourner. T'essaierais pas de t'cacher des poulets toi par hasard, hein ?

Face à l'absence de réponse de la part du principal intéressé, Bill se retourna vers lui.

— Tu sais, poursuivit le molosse, je m'en tape les couilles contre le comptoir de c'que t'as fait avant d'arriver ici. Mais j'te préviens, j'héberge pas les meurtriers, ceux qu'ont fait du mal aux gonzesses et les tripoteurs de mioches. Alors dis moi, pourquoi tu te caches ?

Bill avait croisé les bras. Jonathan releva sa casquette dévoilant un visage fermé. Il essuya son front d'un revers de la main.

— Je me suis juste enfui de chez moi, sans prévenir personne.

— C'est tout ?! s'exclama Bill en éclatant d'un rire gras. Bah alors, pourquoi tu te caches ?

Le jeune homme haussa les épaules puis il baissa la tête, honteux.

— Je sais pas.

Bill soupira bruyamment.

— Bah, de toute façon ça me regarde pas. Tu bosses bien, c'est tout c'qui compte.

Il tapota l'épaule de Jonathan de sa main surdimensionnée et retourna d'un pas lourd à l'intérieur du garage.

Au fil des jours, la barbe de Jonathan s'était allongée. Il vaquait à ses tâches quotidiennes sans envie mais sans jamais rechigner à les faire, comme il l'avait toujours fait dans sa précédente vie. La seule différence notoire avec avant se trouvait dans la liberté de n'avoir personne sur le dos à longueur de journée pour lui rappeler ce qu'il avait à faire. Et puis, une fois sa journée terminée, le calme et la solitude pouvaient l'envelopper dans leur étreinte rassurante.

Il remplissait le réservoir de la chevrolet rouge pendant que son chauffeur était à l'intérieur avec Bill. Leur discussion animée parsemée de rires bruyants arrivaient à ses oreilles comme une mélodie lointaine à laquelle il ne prêtait pas attention. Jonathan ne rechignait jamais à servir les clients en essence. Il aimait l'odeur qui se dégageait du pistolet. Sans trop savoir pourquoi, il éprouvait une certaine satisfaction à remplir quelque chose de vide. Ces petits moments hors du temps lui permettaient de s'imaginer d'où pouvaient venir les clients et vers quoi pouvaient-ils repartir. Ses yeux se perdaient parfois sur les carrosseries et, lorsque son regard accrochait un impact ou une rayure qui avait éraflé la peinture, il aimait s'imaginer ce qui avait pu provoquer cela. Certains clients laissaient un pourboire. Jonathan ne menait pas grand train; le salaire que lui versait Bill, amputé du loyer de la cage à poule dans laquelle il logeait, payait à peine sa consommation de tabac et la nourriture pré-cuisinée qu'il avalait tous les jours. Alors, il ne crachait jamais sur un petit billet de cinq dollars.

Le propriétaire de la voiture repartit. Avant de retrouver le bitume de la route, le véhicule souleva dans son sillage un épais nuage de poussière. Lorsque, peu à peu, il retomba au sol, deux silhouettes apparurent, elles venaient à eux. Bill était sorti et avait rejoint Jonathan. Après s'être essuyé les mains, le gros bonhomme plaça le tissu sur son épaule.

— C'est pas souvent qu'on les voit par ici ceux-là !

Jonathan se tourna vers lui et Bill lui répondit par un signe de la tête en direction des deux hommes qui approchaient.

— Des membres du Vieil Ordre.

— Le Vieil Ordre ? répéta Jonathan.

— Bah oui, p'tit gars. T'as jamais vu d'Amish ou quoi ?

Tant que je peux voir la lumièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant