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De nombreux rires d’enfants s’élèvaient, entrecoupés par des cris et quelques aboiements lointains. L’après-midi était chaud. Assis sur un banc en bois sous l’ombre frémissante des arbres, Jonathan regardait les scènes qui se déroulaient devant lui. Des pirates à la recherche d’un trésor perdu, des astronautes pilotant une fusée en perdition, une balle à rattraper à tout prix pour rendre heureux un maître amusé, un jeune couple en devenir qui hésitait à s’effleurer la peau. Il imaginait leurs vies, qui étaient-ils et qu’allaient-ils faire une fois qu’ils sortiraient de sa vue, de son existence ? Deux jeunes garçons se couraient après l’un et l’autre non loin de lui, sous le regard de leur mère assise dans l’herbe du parc.
— Cola ?
Robert l’avait rejoint et lui tendait une canette que Jonathan décapsula. L’homme l’imita avec la sienne. Il avala plusieurs gorgées avant de laisser échapper un soupir satisfait. Jonathan, quant à lui, préférait siroter le soda.
— Je sais pas comment tu fais pour boire ça comme un bourrin sans avoir de bulles qui te remontent dans le nez, lâcha-t-il.
— Quand tu auras mon âge et ma sagesse, tu pourras y arriver ! répondit son grand-frère hilare.
La remarque fit sourire Jonathan qui ne détachait pas son regard des deux enfants. La femme se retourna et fit de grands signes aux deux hommes assit sur le banc. Jonathan leva discrètement la main. Robert répondit par un baiser qu’il envoya de sa main droite, la femme l’imita et reposa son attention sur le paysage alentour.
— Tu es sûr que tout va bien ? demanda ce dernier.
Jonathan, surprit par la question, se tourna vers son frère. Leurs regards devenus étrangers au fil des ans se croisèrent à nouveau. Jonathan ne put le soutenir bien longtemps et il reposa son attention sur sa canette. Il espérait que le liquide sucré qu’il avalait lui donnerait quelques secondes de réflexion. C’était sans compter sur Robert qui revint à l’assaut.
— J’ai l’impression que tu t’éloignes. Je ne te reconnais plus. J’aimerais qu’on soit comme avant, que tu puisses te confier à moi.
Ces mots déclenchèrent une décharge électrique à l’intérieur de la poitrine du jeune cadet. Il refoula immédiatement l’émotion qui le submergeait et haussa les épaules en affirmant que tout allait bien. Il se sentait un peu fatigué en ce moment, sûrement le boulot.
— Ça fait longtemps que j’ai pas pris de vacances, se justifia-t-il.
Son regard se perdit sur ses deux neveux. Robert fit une moue, non convaincu par les paroles de son frère. Le brouhaha des jeux d’enfants autour d’eux emplissait à nouveau l’atmosphère.

— Oh putain Jonathan ? C’est toi ? balbutia la voix de Robert à l’autre bout du combiné. Tout va bien ? Tu nous a foutu la trouille, on ne savait pas où tu étais passé ! On a cru qu’il t’était arrivé quelque chose…
Le visage du jeune homme, éclairé par la pâle lumière du lampadaire extérieur, dévoila un sillon humide sur sa joue. Il n’arrivait pas à parler et les questions incessantes de son frère auxquelles ils n’avaient pas de réponses, commençaient à bloquer sa respiration. Il éloigna le combiné de son oreille un instant. Il tenta de faire parvenir à nouveau de l’air à l’intérieur de ses poumons. La pluie se fracassait contre le toit en tôle au-dessus de lui. Il ne s’était pas rendu compte à quel point le bruit était assourdissant.
— Tout va bien, souffla-t-il enfin. J’avais besoin d’un peu d’air.
— Mais enfin, tu ne peux pas disparaître comme ça du jour au lendemain. Tu as pensé à Stacy ? Elle était morte d’inquiétude et les flics qui ne voulaient rien savoir !
— J’avais besoin… J’ai besoin d’être un peu seul. Ça me fait du bien.
— Mais où t’es au juste ? Tu n’as plus ton portable ? C’est quoi ce numéro ?
Jonathan avait besoin d’entendre la voix de Robert, ce besoin avait été irrépressible. Cependant, il regrettait déjà les doutes et les peurs que, malgré lui, son frère lui transmettait.
—Écoute, je t’appelais pour te dire que tout va bien, il ne faut pas s’inquiéter. Embrasse Jade et les garçons pour moi.
— Attends John, où…
Il s’empressa de raccrocher puis, après quelques secondes, il décrocha à nouveau le combiné qu’il posa sur l’appareil. Il se doutait que son frère essaierait de rappeler et il ne voulait pas entendre la cabine sonner toute la nuit.

Le soleil réchauffait la fin de matinée et seules quelques flaques sur le bitume persistaient encore. La petite ville avait vu passer les défilés des travailleurs matinaux et désormais, seuls quelques locaux arpentaient ses rues. Dans les cafés, les habitués commentaient la météo et l’état des récoltes, pendant que les serveuses à la jeunesse évanouie passaient un coup de torchon sur les tables usées. Bercé par les bips répétitifs de la caisse, Jonathan fixait les courses de la femme avant lui qui avançaient sur le tapis noir.
« Qui a besoin d’autant de pot de mayonnaise ? » pensa-t-il.
Et avant qu’il ne commence à imaginer la réponse à sa question existentielle, la caissière souhaita une bonne journée à l’amatrice de condiment, libérant la place pour que le jeune homme réceptionne son pauvre paquet de pain en tranches. En comptant les pièces qu’il déposait sur le métal de la caisse, il repensa aux doigts crochus et abîmés par l’arthrose de madame Bartoli. Il se félicita de ne pas l’avoir eu comme cliente avant lui. L’esprit ailleurs, il fit échapper la pièce de vingt cinq cents qu’il lui manquait pour régler sa note. Elle rebondit plusieurs fois au sol et roula hors de sa portée, finissant sa course quelques mètres plus loin.
Lorsqu’il revint déposer la pièce fugitive, jonathan croisa le regard agacé du client après lui qui attendait son tour. Ses excuses, lâchées à demi-mots, ne trouvèrent aucun écho. Il se rendit compte que l’impatience des autres, impatience dont il faisait preuve en permanence, pouvait blesser. À cet instant, il s’en voulut d’avoir été, de nombreuses fois par le passé, à la place de ce client agacé. Il prit son article et sortit du magasin.
— Jonathan ! Quelle bonne surprise !
David, l’Amish à qui il avait prêté main forte, le salua d’une poignée enthousiaste. Il le présenta à l’homme qui l’accompagnait.
— C’est lui, Joshuah. C’est le jeune homme qui est venu nous aider quand nous avons cassé notre roue !
Le vieil homme à la longue barbe grise sans moustache joignit ses mains dans un claquement sec, puis il leva les bras au ciel.
— C’est donc toi ! Loué soit le Seigneur ! Laisse moi te remercier !
Il saisit la main du jeune homme qu’il secoua avec autant d’enthousiasme et de générosité que son partenaire.
— Pourquoi ne viendrais-tu pas à la maison, ce soir ? J’ai une très grande dette envers toi !
— C’est gentil, balbutia Jonathan, mais vous m’avez déjà offert des bocaux hier et, croyez-moi, j’ai pas fait grand-chose.
— David t’a remercié, renchérit le vieil homme, mais moi je n’en ai pas eu l’occasion. Cela me ferait vraiment plaisir si tu acceptais de partager notre table, Jonathan. Laisse-moi te remercier, je t’en prie.
Il ne put soutenir le regard perçant de l'ancêtre bien longtemps. Le cerveau du jeune homme fonctionnait pourtant à plein régime mais, il n’arrivait pas à trouver les excuses les plus imparables. Jonathan ne savait pas dire non. Il avait passé le plus clair de ses dernières années à éviter les situations conflictuelles. Lorsqu’il ne pouvait pas faire autrement, il finissait toujours pas se trouver une excuse. Il était devenu maître dans cet art. Seulement aujourd’hui, à cet instant, pris au dépourvu, il ne parvint pas à se défiler. Les deux hommes patientaient, les sourcils hauts sur leurs visages souriants.
— Ça sera avec plaisir, lâcha finalement Jonathan.
Il n’en pensait pas un traître mot et l’angoisse de passer une soirée avec des inconnus, de devoir échanger avec eux le terrifiait déjà. Le fait qu’il s’agissait de personnes aux coutumes et au mode de vie aussi éloignés du sien, comme il les imaginaient, rajouta au stress qui montait peu à peu en lui.

Tant que je peux voir la lumièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant