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Bill discutait au loin avec les deux inconnus. Ils désignèrent un point éloigné du doigt. De là où il était, Jonathan ne pouvait pas entendre ce qu’ils racontaient, mais les hommes semblaient énumérer plusieurs choses. Bill, plongé dans une profonde réflexion, se grattait la mâchoire. Il approuva d’un signe de tête à leur requête et fit un signe de la main à Jonathan. À son arrivée, les deux nouveaux venus le saluèrent d’une poignée de main.
— Ces messieurs ont cassé une roue de leur buggy, annonça Bill. Et la seule voiture qu’on a au garage est pas en état de rouler.
La liste des outils dont ils avaient besoin était longue et il ne s’agissait pas des moins encombrants. Jonathan comprit rapidement qu’ils auraient besoin d’aide pour tout transporter et que son patron n’allait pas prendre le risque de marcher les dix kilomètres. Avec son obésité morbide il serait capable de claquer en cours de chemin. Le jeune homme prit la route, à contrecœur.
Le voyage se fit au seul son du tintement métallique des bras chargés par les outils qu’ils portaient. Les deux hommes avaient bien tenté d’engager la conversation avec Jonathan mais, même les sujets de discussions les plus banals rencontrèrent un mur. Par politesse, il n’avaient pas osé insister et s’étaient contentés de marcher dans un silence qui devint peu à peu, au fil des kilomètres, pesant. Jonathan s’en voulait d’être comme cela; de renvoyer l’image de quelqu’un que l’on dérange en permanence. Il aurait aimé parler avec eux, échanger sur des banalités, la météo et le beau temps mais il s’en sentait incapable. Le peu d’énergie qu’il lui restait avait engouffré sa curiosité au même titre que sa joie de vivre.
Ses deux compagnons s’écartèrent de lui lorsqu'il alluma une première cigarette. Jonathan s’en rendit compte. La distance entre eux le gênait mais il n’osa pas la réduire une fois les dernières bouffées de nicotine aspirées. Le trio demeura ainsi à distance jusqu’à leur arrivée. Arrêté sur le bord  de la route, le buggy était en réalité une charrette noire flanquée d’un triangle de signalisation rouge à l'arrière. Jonathan s’attendait à un buggy motorisé et il ne parvint pas à cacher sa surprise.
— Ah mais c’est ça votre buggy ? C’est une calèche en fait…
Sa réflexion innocente ne manqua pas de provoquer l’hilarité des deux Amish. Deux filles s’amusaient dans le champs non loin à cueuillir des fleurs sous le regard d’une femme debout, ses mains croisées sur sa longue robe bleue. Elles portaient toutes trois une coiffe blanche qui cachait leurs longs cheveux clairs. À leur arrivée, la femme se tourna vers eux. Derrière ses petites lunette rondes, deux rides prirent naissance lorsqu’elle afficha un sourire chaleureux. Jonathan répondit d’un geste discret de la main à ce salut.
David et Hermen comencèrent à se mettre à l’ouvrage sous le regard incompétent de Jonathan. L’un des deux Amish souleva, de ses mains puissantes, le chariot pendant que l’autre apportait la roue en bois cerclée de métal. Il l’avait soulevée avec aisance. Jonathan, ne sachant trop quoi faire, rejoignit le premier et l’aida à maintenir le véhicule le temps que la route retrouva sa place d’origine. Il l’aida comme il pouvait mais son inefficacité le frustrait. Au fond de lui, ce sentiment faisait naître une colère contre lui-même maculée de honte qu’il eut du mal à contenir. Voir ces deux personnes si habiles et intelligentes de leurs mains lui renvoyait une image de lui-même qui lui tordait les boyaux. Il détestait son inutilité et cette colère montait au creux de ses pupilles. À côté, les deux gamines s’étaient mises à chanter un chant religieux. Elles furent rapidement rejointes par la femme puis par les deux hommes à l’ouvrage. Jonathan était là, aussi inutile que possible. Il écoutait en silence ces voix à l’unisson, perturbées parfois par le bruit des voitures qui les dépassaient. Au loin, un rapace poussa un cri.
Une fois la réparation terminée, ils proposèrent à Jonathan de le raccompagner mais il déclina l’offre et prit le plus d’outils possible avec lui avant de reprendre la route à pied. À grands renforts de poignées de mains, les deux hommes lui assurèrent qu’ils rendraient le reste dès que possible et chacun partit dans une direction opposée.

Les dernières gouttes épaisses et noires de l’huile de moteur perlaient dans le bidon aux pieds de Jonathan. Après avoir resserré le bouchon de vidange, il s’occupa de changer les filtres de la vieille auto encrassés par la poussière et l’usure. Un mois qu’il était là et Bill lui laissait enfin faire les petites réparations. Cela lui changeait des tâches ménagères et ingrates ainsi que la gestion du stock et cela arrangeait le propriétaire des lieux. Une fois dehors, ses doigts noircis farfouillèrent à la recherche d’une cigarette. Jonathan, adossé à la porte du garage, laissait s’échapper la fumée de ses narines. Il regardait au loin.
— T’as fini avec la vidange de Mme Bartolani ? demanda Bill.
Jonathan acquiesça et le molosse vint s’asseoir à ses côtés. Sans un regard, il lui tendit un soda froid que le jeune homme accepta. À la première gorgée, il sentit les minuscules bulles glacées descendre le long de sa gorge et la tapisser de fraîcheur. Il appréciait ces moments autrefois. Désormais, ces petits plaisirs lui semblaient lointains, comme intouchables. Ils coulaient sur sa peau sans jamais parvenir à pénétrer à l’intérieur de son corps et lui procurer du bonheur. Ce n’était pas qu’il était malheureux, c’était autre chose. Il se rendit compte, qu’au fond, il ne ressentait plus rien du tout. Ni joie, ni tristesse.
Bill réajusta sa position faisant craquer le banc à la peinture écaillée. Les deux mains posées sur sa bedaine, il croisa ses jambes tendues en poussant un grognement de soulagement. De nombreuses gouttes avaient envahi sa nuque velue.
— Tu m’as jamais dit, au final, pourquoi t’es parti de chez toi.
Cette question et la réponse qu’elle allait engendrer mirent mal à l’aise Jonathan. Outre le logement et l’argent que lui rapportaient son travail ici, la seule raison qui le poussait à rester était qu’enfin il n’avait aucun compte à rendre à personne, aucune question à laquelle répondre. Pas de réunions, de visio, de colocataire acariâtre et frigide. Bref, pour la première fois depuis longtemps, on lui foutait la paix. Tout ceci venait d’être perturbé et la colère monta en lui.
« Qu’est ce que ça peut te foutre ? » pensa-t-il.
Vite, une autre cigarette.
— T’as rien fait de grave, rassure-moi p’tit gars ? renchérit Bill.
L’absurdité de la question provoqua un soupir chez Jonathan.
— Non, non rien de grave. J’avais juste besoin de changer d’air, de partir ailleurs.
— Tu sais, la fuite c’est jamais la bonne solution.
— Parce que t’en sais quelque chose toi peut-être ?
Piqué au vif, Jonathan se surprit de la façon sèche avec laquelle il avait répondu à Bill. Il regretta les mots qu’il avait prononcé mais il était trop tard, ils étaient sortis de sa bouche et désormais, ils ne lui appartenaient plus. Bill se rassit et, sous sa casquette, son regard ombragé par la visière se perdit vers l’horizon.
— Quand on a perdu notre fils…
À ces mots, Jonathan ferma les yeux et inspira d’un profond soupir. Il sentit la chaleur de l’embarras le submerger et cramoisir son front, qu’il baissa aussitôt. Il serra son poing, embarquant le tissu de son pantalon à l’intérieur de sa paume.
« Quelle belle occasion manquée de fermer sa gueule. » pensa-t-il.
— … j’ai pensé à m’barrer moi aussi. Chaque fois qu’nos yeux se croisaient avec Gloria, je voyais ceux de notre p’tit Jimmy. La même forme, la même couleur. Dieu qu’ils étaient beaux ces yeux.
Il se racla la gorge et cracha sur le côté la substance gênante qui avait éraillé sa diction.
— Ma Gloria c’était toute ma vie. C’est toute ma vie, se corrigea-t-il. J’pouvais pas la laisser seule. Le chagrin, fallait qu’on l’affronte ensemble. Tu l’sais sans doute pas mais, quand on perd un enfant, tout s’écroule. Après, faut reconstruire tout ce qui s’est cassé. Quand c’est un mioche qui part, les morceaux à recoller sont encore plus p’tits.
Le gros molosse marqua un temps que Jonathan n’osa interrompre. Il ne trouvait rien à dire et puis de toute façon, dans ces situations, il n’y avait généralement rien à rajouter. Bill pinça le filtre de sa cigarette et libéra le reste du tabac qui s'y trouvait, formant un petit tas fumant au sol qu’il balaya d’un coup de pied. Après quelques instants de silence, Jonathan tenta de briser le malaise.
— Je suis désolé Bill, j’aurai pas dû dire ça.
— Bah ! T’en fais pas, tu pouvais pas savoir, grogna-t-il en réajustant sa position sur le banc. Je t'en veux pas, p'tit gars.
Les deux hommes restèrent ainsi, en silence, à contempler le vide autour d’eux.

Tant que je peux voir la lumièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant