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L'autobus qui avait déposé la vieille femme à la station service était déjà loin lorsque Bill l'aperçut s'approcher avec difficulté.

— Madame Bartoli ! l'apostropha-t-il en s'essuyant les mains de son torchon souillé. Votre voiture est prête, vous pouvez passer à l'intérieur, le jeune va vous encaisser et vous rendre vos clefs.

Jonathan rangeait les canettes dans le frigidaire lorsque la sonnette de la porte d'entrée sonna de ses deux tons. Madame Bartoli était venue récupérer sa voiture.

— Elle n'utilise pas de carte de crédit, l'avait prévenu Bill, assure-toi que toute la monnaie est là. Elle est aussi radine que voleuse cette vieille pie.

Il se remémorait ces conseils tout en regardant la main rachitique de la cliente plonger à l'intérieur de son porte-monnaie. Ses doigts crochus et jaunis par la nicotine déposaient les pièces avec fracas sur le comptoir. À chaque fois que la vieille fouillait à nouveau en recherche de monnaie, elle ouvrait sa bouche dans une grimace difforme dévoilant la séparation entre son rouge à lèvre et la couleur violette naturelle de ses lèvres. Il remarqua la trace rouge d'un maquillage hasardeux sur l'une de ses dents grises.

Les nombreuses années de tabac avaient changé sa peau en un cuir écaillé et relâché. En regardant ce petit manège, Jonathan remarqua à son propre index la trace jaune que laissait elle aussi sa consommation excessive de cigarettes de ses dernières semaines. Il ne savait plus à combien en il était rendu par jour, il n'osait plus les compter. Sa mauvaise hygiène de vie commençait à se révéler et sa silhouette autrefois rachitique s'était agrémentée d'un joli arrondi au niveau de l'abdomen. Il était toujours aussi maigre, mais son ventre gonflait, lui donnant une allure négligée. Il fallait changer tout cela, il le savait. En avait-il envie ? Sans aucun doute. Allait-il le faire ? Cela était moins sûr.

« À quoi bon ? », pensa-t-il.

Il finirait comme cette vieille : aigri et seul. Le côté radin en moins peut-être.

« Le côté en vie également aussi sûrement. » pensa-t-il.

Madame Bartoli haussait les sourcils, en recomptant son pécule. Jonathan laissa échaper un soupir d'exaspération. La vieille leva ses yeux sur lui, accrochant son regard et ses pupilles plissées le foudroyaient.

— Vous verrez à mon âge jeune homme ! cracha-t-elle.

Il la regardait, incrédule, son inaction l'énerva encore plus.

— Vous soufflez, dit-elle. Je vous ai entendue. Bref, mes clefs je vous prie.

Elle fit signe de son index crochu de lui rendre son dû et elle repartit sans un mot, courbée par les années et la gentillesse. Dehors elle croisa Bill. Ils échangèrent quelques mots et, après qu'il lui ait ouvert la portière pour qu'elle puisse s'installer à l'intérieur de son véhicule, Bill jeta un oeil vers l'intérieur de la boutique. Il leva la tête en direction du jeune homme, ce à quoi ce dernier répondit par un haussement d'épaules, ne comprenant pas ce qu'il avait bien pu lui passer par la tête. La vieille repartie comme elle était venue et Bill retourna à ses affaires.

Le bruit lointain du tonnerre accompagna le bruit du roulement de la caisse enregistreuse qui s'ouvrait.

— Putain la vieille pie ! lâcha Jonathan. Il manque dix dollars !

Dehors, les épais nuages s'amoncelaient à l'horizon, cisaillés par quelques flash intermittents auxquels le grondement étouffé répondait. Le bruit des sabots était recouvert par le métal des deux grandes roues qui embrassait le bitume. La calèche s'était garée devant les pompes à essence et un homme en descendit. Après avoir tapoté le croupion de l'un des deux étalons noirs à l'avant, il aida un gamin à le rejoindre et les deux, les bras chargés, se dirigèrent vers la boutique. Pour la troisième fois aujourd'hui, le tintement de la sonnette de l'entrée fit lever les yeux de Jonathan. Il finissait de ranger le pécule de la vieille radine, auquel il rajouta après avoir fouillé l'une des poches de son pantalon, deux billets de cinq dollars. Il reconnut immédiatement David, sa longue barbe et son sourire qui donnait naissance à ces nombreuses fossettes aux creux de ses yeux marrons. Il rapportait les outils manquants. Derrière lui, le gamin qui le suivait religieusement, avait les bras chargés de conserves et de bocaux en verre.

— Jonathan, c'est bien cela ? lâcha l'homme.

La réponse positive d'un signe de la tête déclencha chez lui un sourire encore plus large. Il tendit les outils à Jonathan qui, après une seconde d'hésitation, s'en saisit. Le gamin s'approcha et déposa ses marchandises sur le comptoir.

— C'est pour vous remercier, vous et votre patron, de nous avoir aidé l'autre jour.

Jonathan, aussi empoté que souriant, ne savait trop quoi répondre. Il lâcha un vague :

— Euh... Bah de rien.

David fit une moue souriante polie et posa les mains sur ses hanches. Après quelques secondes de silence, l'Amish se saisit de son chapeau de l'index et salua Jonathan qui répondit par un léger signe de la tête. Ils repartirent ainsi sous le regard du jeune homme, les bras toujours chargés.

— Oh, c'est les Amish qui t'ont déposé ça ? lâcha Bill en entrant depuis l'arrière boutique. Les meilleurs produits à la ronde, tu trouveras pas mieux.

— Tu peux les prendre, si tu veux, dit Jonathan en passant devant le patron pour aller ranger les outils dans le garage.

— T'es sûr ? C'est vraiment de la bonne qualité p'tit gars ! Faut pas m'le dire deux fois !

— Ouais, sûr, prends-les.

Ce dimanche, Jonathan était seul à la station service. Il n'avait pas cessé de pleuvoir depuis la veille au soir et, jusqu'à présent, aucun client n'était en vue. La matinée touchait presque à sa fin lorsqu'une voiture s'arrêta. Il n'y prêta pas attention au début, absorbé par son ménage. Jonathan finissait de lustrer le sol quand il entendit la portière claquer dehors et son regard fut attiré par l'homme qui sortit de la voiture. L'inconnu cherchait du regard le propriétaire des lieux. Trois autres portières s'ouvrirent, libérant sa femme et ses deux enfants qui se dirigèrent immédiatement vers la boutique.

« Putain, je viens de nettoyer et ils vont tout me saloper » furent les premières pensées qui traversèrent l'esprit de Jonathan puis, alors qu'il sortait pour aller servir ce client inattendu et agaçant, cette famille qu'il détestait déjà avant de les connaître lui rappela son frère ainé et sa femme.

Ils avaient reprit la route depuis plusieurs maintenant mais Jonathan n'arrivait pas à faire disparaître ces pensées de sa tête. Elles l'assaillirent à chaque instant de son après-midi pluvieux; lorsqu'il rangeait les canettes dans les frigidaires, lorsqu'il faisait l'inventaire et qu'il nettoyait à nouveau le sol tâché par les traces de pas humides qu'avaient laissé ces gens qui lui rappelait les siens.

La clef tourna dans la serrure, refermant la boutique jusqu'à l'aube et après avoir éteint les lumières, Jonathan retrouva sa petite pièce à l'arrière. La porte ouverte laissait entrer les effluves humides de la terre mouillée et la fumée de sa cigarette dans les dix mètres carré de son intimité. Sa main libre était plongée dans la poche de son pantalon. Ses doigts caressaient le bout de papier plié qui s'y trouvait. Il jeta le mégot encore fumant au loin puis retourna à l'intérieur.

Le silence régnait à l'intérieur de la boutique plongée dans le noir. Il fouilla sa poche et en sortit quelques pièces qu'il inséra dans la cabine téléphonique. Elles tombèrent dans un bruit métallique. Le combiné coincé entre l'épaule et son oreille laissa échapper un petit clic suivi d'une tonalité continue. Il déplia le papier et pianota sur les touches le numéro qui était griffonné dessus.

Tant que je peux voir la lumièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant