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Était-ce le chant du coq dehors, les bruits dans la cuisine en bas ou le manque de nicotine qui l’avait tiré de son sommeil ? Jonathan l’ignorait, peut-être s’agissait-il des trois à la fois. Il resta ainsi allongé durant quelques minutes, se laissant envelopper par cette ambiance de quiétude des premiers rayons de l’aube. Des discussions étouffées venaient d’en bas, des voix de femmes accompagnées par le bruit d’ustensiles. La pièce sobre ne comportait que le strict nécessaire : de quoi dormir, se changer et une table de nuit où reposait une Bible écrite en allemand. Face à lui, sur une chaise, il devinait ses vêtements posés en désordre.
D’un coup, il se sentit comme un intrus. Il s’extirpa hors du lit dont il s’empressa de remettre les draps au moins aussi bien qu’il les avait trouvés. Après plusieurs tentatives, constatant qu’il n’y parviendrait pas, Jonathan décida qu’il ne ferait certainement pas mieux que son dernier essai. Depuis le petit couloir allant de sa chambre aux escaliers menant au rez-de-chaussée, il entendait les femmes s’affairer en cuisine. Une fois en bas, Willa et Abigaëlle le saluèrent d’un grand sourire. La plus âgée des deux l’invita à s’installer sur la grande table où mangeait déjà la petite Dorothy. Elle paraissait encore plus minuscule ainsi attablée, seule. Il prit place face à elle.
Elle détourna les yeux quand elle vit ce nouvel invité se joindre à son petit-déjeuner. Willa déposa une part de gratin de pomme de terre devant Jonathan à laquelle elle ajouta une tasse de café noir fumant. Sans un mot, d’un seul sourire échangé, le jeune homme la remercia. Et elle vit dans les yeux de Jonathan, la reconnaissance polie et la gratitude dont il pouvait faire preuve sans oser l’exprimer. Elle lui répondit par un regard emplit d’une tendresse maternelle qui saisit le jeune invité à la gorge. Sentant une émotion inconnue l’envahir, il avala une première fourchette en silence sous les yeux curieux de Dorothy. Elle le dévisageait malgré les regards écarquillés et les raclements de gorges désapprobateurs que lui lançaient en vain Abigaëlle. Trop absorbé par sa nourriture autant que par la gêne de cette hospitalité inattendue que lui offraient ces étrangers, Jonathan n’en vit rien.
— Je ne sais pas comment vous remercier, dit-il en se levant une fois son repas terminé.
Willa lui prit l’assiette et la tasse vide des mains pour les plonger dans l’eau de l’évier. Jonathan s’avança pour laver sa vaisselle mais la femme l’arrêta. Il salua les deux femmes, sans insister auprès de Dorothy qui entretemps s’était déjà réfugiée derrière la robe bleu clair de sa mère. Abigaëlle tapota la tête de sa fille pour l’enjoindre à saluer celui qui partait mais, face à ses refus catégoriques, elle n'insista pas. Jonathan dit un signe de la main à destination de la gamine avant de refermer la porte derrière lui.
Cigarette à la bouche, il avait descendu les trois marches de l’entrée lorsqu’il aperçut Joshuah dans un champ plus loin en train d’atteler un cheval. Le jeune homme rangea sa cigarette dans son paquet et se dirigea vers l’homme afin de le remercier une dernière fois pour son accueil.
— Vos journées commencent tôt, lança Jonathan sur un ton léger.
L’ancien, penché sur l'attelage derrière son immense cheval de trait brun se releva.
— Elles commencent en même temps que celles du Seigneur, répondit-il, le regard rieur. Si Il se lève tôt, alors nous aussi ! As-tu bien dormi ? Je suppose que Willa ne t’a pas laissé sortir sans un bon déjeuner.
Joshuah ria lorsque le jeune homme approuva ses dires puis, après quelques instants d’un silence gêné, il se pencha pour continuer d’atteler l’animal qui s’agitait.
— Elle a été mordue par un serpent tout à l’heure pendant que je l’harnachais. Elle est énervée maintenant.
Il se releva pour essuyer son front perlant de sueur d’un revers de l’avant-bras. Sa chemise, aux manches retroussées de couleur aussi terne que celle de son pantalon qui tenait grâce à de larges bretelles noires était, malgré l’heure précoce, déjà trempée.
— Je peux vous aider ? demanda Jonathan.
Joshuah refusa poliment. Le jeune homme se souvint de ce que lui répétait son grand frère lorsqu’ils étaient plus jeunes : « Ne demande pas aux gens si tu peux les aider, demande leur comment tu peux les aider ». Il avala sa salive, prit une voix plus assurée en s’approchant de l’ancien et, après avoir compté mentalement jusqu’à trois il demanda :
— Joshuah, comment je peux vous aider ?
L’homme, surprit par cette ténacité, lui sourit. Il lui indiqua les lanières à tenir fermement dans ses mains pendant qu’il finissait d’installer la remorque en métal derrière l’animal. Jonathan s’employait à faire du mieux qu’il pouvait. Il ne voulait pas décevoir cet homme qui avait placé en lui sa confiance. Le jeune homme lui demanda plusieurs fois si c’était bien comme cela qu’il fallait faire. À chacune de ses questions, l’ancien lui confirmait.
Une fois l’attelage bien attaché, Joshuah grimpa dessus puis, au son du claquement de sa langue, le cheval se mit en marche. Les sabots lourds de l'animal s’enfonçaient dans la terre meuble, faisant saillir ses puissants muscles. Les longues lames de l’outil qu’il tirait, retournaient la terre avec aisance. Le procédé qui, au premier regard pouvait s’avérer facile à mettre en place, recquérait une puissance colossale que seule la jument pouvait fournir. Ce n’est qu’au contact de cette scène, que le jeune homme en prit la pleine conscience.
Après seulement quelques mètres, l’un des liens reliant la machine lâcha, obligeant le convoi à s’arrêter. Joshuah se grattait l’arrière du crâne, embêté par ses mésaventures.
— Il va falloir faire un empiècement, lâcha-t-il en direction de Jonathan qui l’avait rejoint et regardait la scène sans trop savoir quoi faire. Cela va prendre plus de temps que je ne l’avais prévu.
— Laissez-moi vous aider, dit Jonathan, se surprenant lui-même de cet excès de bonne volonté inhabituel chez lui.
Lui qui avait si peur de tout le temps mal faire les choses ou de décevoir les autres ne prenait jamais d’initiatives. « On ne peut pas mal faire quand on ne fait rien », disait-il tout le temps. Joshuah accepta avec une joie communicative. Tenant le cheval par le licol, il les menèrent à l’immense grange en bois non loin de la maison.
— Je crois que je vous porte malheur, lâcha Jonathan. Entre le serpent et le reste…
— Au contraire ! s’exclama le vieux. Jared, un de mes fils ne sera pas là avant le début de l’après-midi. Sans ton aide, j’aurais eu encore plus de difficultés. Je bénie Dieu que tu sois présent.
Ils entrèrent dans le grand bâtiment. L’odeur de paille, mêlée à celle de la poussière et des animaux enveloppait les lieux. Joshuah guidait la jument jusqu’à ses congénères dans l’un des nombreux box. Le bruit de ses sabots était amortis par le sol couvert de paillage et de poussière. Aux murs, de nombreux outils et ustensiles basiques étaient accrochés. Tous étaient faits de bois et de métal. Aucun engin à moteur, aucun engin électrique n’était là. Une fois à son établi, Joshuah ouvrit des tiroirs, se saisissant d’ustensiles, dans une chorégraphie bien huilée. L’homme connaissait son ouvrage, il savait ce qu’il devait faire. De l'œil extérieur de Jonathan, sa dextérité l’impressionnait.
Il remarqua non loin de l'établi où s'affairait Joshuah que d'autres lanières en cuir comme celle qu'il réparait étaient enroulées contre une poutre.
— Et celles-ci, là-bas, elles feraient pas l'affaire ? Ce sont pas les mêmes ?
L’homme d’âge mûr leva les yeux un instant puis retourna à son ouvrage.
— Effectivement, ce sont bien les mêmes.
— Pourquoi ne pas les utiliser alors à la place ? Ça vous éviterait de perdre votre temps ?
— Qui a dit que je perdais mon temps ? demanda Joshuah d'un air malicieux.
— Tout à l'heure vous disiez que ça allait prendre plus de temps que prévu.
— Et en quoi cela serait du temps perdu ?
Jonathan haussa les épaules ne sachant trop quoi répondre. Dans un sourire taquin, l'ancien reprit son ouvrage.
— Tu sais Jonathan, ici, quand quelque chose se casse, on ne le jette pas. On essaie toujours de le réparer.
L'ancien le regardait du coin de l'oeil. Le regard abîmé du jeune homme s'était oublié sur les lanières en bon état, bien enroulées.
— Pourtant, dit-il perdu dans ses pensées, ça serait tellement plus simple de juste s'en débarrasser pour utiliser les autres. Vous gagneriez du temps.
— Réparer les choses n'est jamais du temps perdu.
— Et celles qui sont vraiment pas réparable, qui ne fonctionnent plus du tout ?
Les yeux rougis de colère de Jonathan ne soutinrent pas longtemps ceux du paysan.
— On leur trouve toujours une autre utilité. Chaque chose à une place ici sur Terre, Dieu en a décidé ainsi.
Après quelques secondes, l’homme d’âge mûr reprit son ouvrage. Derrière lui, Jonathan tentait d'essuyer les larmes qui coulaient sans cesse le long de ses joues. Il poussa un long soupir, s’approcha pour regarder par-dessus l’épaule de l’homme à l’ouvrage et demanda :
— Et ça consiste en quoi exactement, un empiècement ?
Joshuah sourit à la question avant de lui faire signe de se rapprocher.
— Je vais te montrer.

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⏰ Dernière mise à jour : 4 days ago ⏰

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