Charles-Henrie et Pôline

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Mes yeux se posent sur la table familiale. Des assiettes. Des verres à vin qui côtoient des choppes de bières déjà bien entamées. Bordel il est 19h et ma famille est déjà bien éméchée. Seules les petites serviettes avec un bonhomme à la barbe blanche semblent indiquer que c'est le réveillon de Noël. La famille est presque intégralement réunie. Il ne manque que le frère de mon père, Bruno, mais ça doit bien faire 4 ans que je ne l'ai pas vu. C'est dommage, je l'aimais bien. Il me lisait pleins d'histoires quand j'étais petit. Une fois plus grand, il était le seul à me parler comme à un adulte. Les autres de cette famille me prennent encore pour un gamin alors que j'ai vingt ans. De toute façon, on n'a pas la même définition d'un adulte. Pour moi c'est être majeur, indépendant (à un certain degré), avec ses opinions et des problèmes administratifs (clairement ça, c'est un prérequis). Pour eux c'est d'être con, alcoolique et de droite. Donc je ne suis qu'à un tiers adulte (je suis con, mais ça fait partie intégrante de mon charme).

Je suis assise sur un fauteuil dans un coin du salon, dos à la télé qui semble tourner en boucle. Personne ne l'écoute débiter ses conneries de toute façon, elle est allumée pour faire joli. J'entends le minuteur du four qui se déclenche malgré le bruit constant des conversations. Je renifle pour deviner ce qu'on va manger à ce réveillon mais je ne sens que l'odeur d'alcool et de transpiration. La bonne odeur des fêtes de fin d'année ! Ce sera sûrement du poulet et des pommes de terre, rien d'original mais ça fera l'affaire. Ce n'est pas spécialement important pour moi, ce qui compte c'est que le budget ait été mis dans le bar. J'attends encore une heure, histoire que tout le monde soit bien ivre mort pour pouvoir m'y mettre. Noël est ma seule opportunité pour boire devant ma famille. D'habitude je le fais en cachette, mais le 24 décembre, personne ne s'en souvient tellement leurs cerveaux sont embrumés par l'alcool, donc je peux laisser libre court à mes addictions. Et puis, j'ai besoin de faire taire mon cerveau, et diminuer mon anxiété que ce repas de famille ne fait que décupler. Ce soir, seul Charles-Henrie restera sobre. Ce grand mec aux cheveux de jais et ses yeux pleins de jugements. Sauf pour moi, j'ai le droit à un traitement de faveur. Moi, il me regarde avec inquiétude, la chance...

À TABLE !

Tout le monde prend une chaise et s'assoit autour de la table. La nappe blanche, les belles assiettes, les verres en cristal, les propos racistes, le sapin de Noël au fond de la salle, un oncle homophobe, petites pommes de terre, haricots et dinde aux marrons... Joyeux Noël à toutes et à tous ! Je n'écoute la conversation que d'une oreille, pour éviter de commettre un meurtre la veille de la naissance du petit Jésus. Je regarde ma sœur en face de moi, ses yeux semblent se noyer dans son verre, elle n'a pas l'ombre d'un sourire sur le visage. Elle n'a pas souri depuis des semaines, elle est toujours dans sa chambre, sauf quand elle vient avec mon groupe de potes. C'est le seul moment où elle se libère, parfois un peu trop. Mais bon, je préfère ça à la voir disparaître comme ce soir. Elle paraît encore plus transparente que d'habitude, avec ses jambes qui se secouent machinalement sous la table. Je sais que ce tic est nerveux, mais je n'arrive pas à en comprendre la cause. Elle n'était pas dérangée par notre famille de droite les années précédentes...

Je mastique le poulet, déplaçant inexorablement mes haricots verts un par un d'un côté à l'autre de mon assiette. Je redresse la tête d'un coup dès que j'entends que le nom Bruno est mentionné. Mes poils se dressent. Personne n'a parlé de lui depuis des années, quelles sont les probabilités qu'on en parle ce soir ?! Un silence lourd envahit la salle à manger, dévastateur. Mon père regarde ma mère avec un sentiment que je n'arrive pas à déchiffrer mais que je devine être de la colère et beaucoup de ressentiments. Ma mère à les yeux emplis de larmes. Ma tante, la sœur de mon père, la plus grosse ivrogne du groupe, reprends son discours :

« Rhoooo mais ça va, ne fait pas cette tête frérot ! Tu ne vas pas me dire que c'est moi qui te l'apprends quand même que tu as un bâtard sous ton toit. C'est pas de chance quand même, de ne même pas être le père de ton premier gamin ! Et puis te faire cocufier c'est une chose, mais par ton propre frère ! Aaaah sacré Bruno !» Elle explose de rire, un rire gras et qui se confond avec ses quintes de toux.

Je cesse de respirer. Je crois que je vais tomber dans les pommes. Elle l'a dit. Il l'a entendu. Je n'ose pas le regarder.

Tout le monde se tourne vers moi. J'ai besoin que quelqu'un me pince, fort. J'ai dû tomber de sommeil en plein repas et je suis en train de faire un cauchemar. Je ne peux pas être en train d'apprendre qu'on m'a menti toute ma vie. Impossible. Je regarde alors ma mère, celle que j'estime le plus de mes deux parents. Je l'implore du regard : 'dit moi que c'est faux. Démentis cette accusation outrageuse. Je t'en supplie maman, dit moi que c'est l'alcool qui lui fait inventer des choses'. Rien. Elle n'ose même pas ouvrir la bouche. Elle me regarde, en silence. Elle empeste la honte. Mon cerveau semble tomber en panne, je n'arrive plus à réfléchir. Je n'arrive plus à ressentir. Je n'arrive plus à fonctionner. Ma vision devient floue. Tout se met à tourner, ma vie, ce mensonge, défile devant mes yeux. Ma fête d'anniversaire pour mes 4 ans. La première fois que j'ai appris à faire du vélo. Jouer au loup avec Pôline. Faire un gâteau avec mon oncle. Réconforter Pôline après l'avoir poussée un peu trop fort et qu'elle se soit ouvert le genou. Pôline. Pôline ! Je me raccroche à son visage, c'est tout ce qui m'empêche de perdre connaissance. J'ai besoin de son aide. J'ai besoin de ma petite sœur.

Je serre les poings et tente de me redresser, afin de conserver le peu de dignité qu'il me reste après la bombe que vient de lâcher ma tante. Je relève la tête et regarde Pôline avec intensité, tentant de faire abstraction de tout le reste. De toute façon, il n'y a qu'elle qui compte, la seule qui n'est pas pourrie jusqu'à la moelle comme les autres de cette famille de détraqués.

Des larmes lourdes épousent mes joues avant d'aller s'écraser dans mon assiette. Mon cœur se serre. Le jour que je redoutais tant vient d'arriver. Je n'ose même pas imaginer comment il doit se sentir. Presque un an que je le sais et je ne m'y suis toujours pas faite. J'ai tout fait pour essayer d'oublier cette conversation que j'avais surprit en descendant laver mes pinceaux un soir, tard. Aucun des parents n'avait vu que j'étais là, personne ne savait que j'avais entendu la vérité. J'ai donc porté le poids de ce secret avec moi, secret qui ne faisait que devenir de plus en plus insupportable. Mais je ne pouvais pas lui dire. Pas à lui. C'est le seul qui m'aime et me protège dans cette famille. S'il l'avait appris, et qu'on ne partageait plus le même père, il allait peut-être m'abandonner, me laisser seule. Mais là, il le sait. Et je le savais. Et je ne lui ai pas dit. Il ne va pas juste m'abandonner, il va me haïr, presque autant que je me déteste actuellement.

Il ne me faut pas longtemps avant de comprendre. Toutes les pièces du puzzle s'assemblent enfin et révèlent l'image au complet. La distance de mon père. Mon lien si fort avec mon oncle quand j'étais plus jeune. Ma sœur qui s'est mise à boire et à prendre de la drogue cette année. Ma mère qui ne me parlait que très peu. Mon sentiment de ne pas être pareil que les autres connards de ma famille. C'est parce qu'on m'a menti sur ma lignée. Je ne suis pas le fils de mon père, mais celui de Bruno, qui a été renié de la famille, sans se battre pour moi. J'inspire tellement la pitié que même ma petite sœur n'a pas eu la décence de me le dire. Car elle le sait. Je le vois dans ses yeux.

Je me lève brusquement. Le choc fait renverser plusieurs verres. Je vois le vin se déverser sur la belle nappe blanche. Sa pureté n'est plus, elle devient teintée de rouge, une tâche qui ne partira jamais. Je regarde encore une fois ma sœur. Ce soir, ce secret a changé le blanc de l'insouciance en rouge de la trahison. Elle a bien changé, la couleur de notre innocence...


La couleur de notre innocenceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant