Tu es assise sur ton lit. Tu enlèves tes chaussures d'un geste rapide et les envoie valser à l'autre bout de la pièce. Elles atterrissent sur une masse molle de vêtements sales qui prennent la poussière dans un coin de ta chambre. Un chat se faufile par l'embrasure de la porte et te salue d'un petit son à peine audible. Il saute sur ton lit avec aisance et vient se lover près de toi, en ronronnant à tout rompre. La maison est calme. Tout le monde est occupé. Ta mère est encore au travail, ton père doit être dans son bureau. La solitude laisse un goût amer dans ta bouche, une saveur qui berce tes soirées depuis que ta grande sœur a déménagé. Tu prends ton téléphone et ouvre BeReal. Depuis qu'il y a des pubs dessus, ce n'est plus la même chose. On te propose un quizz pour trouver ton métier. Tu lâches un petit ricanement ironique. Même Google sait que tu es perdue. Bientôt 19 ans et tu n'as pas la moindre idée de quoi faire de ta vie.
Tu décales ton chat pour aller t'asseoir plus loin, tu colles ton dos contre le mur froid qui longe le côté droit de ton lit. Ton regard se pose sur les affiches qui sont à côté de la porte d'entrée. Dua Lipa côtoie Orelsan, et divers polaroïds les entourent. C'est comme un petit univers, ton petit univers. Il ne manque plus qu'un de ces tableaux de visualisation que tu vois partout sur les réseaux. Sauf que tu ne saurais même pas quoi mettre dessus. Tu sais bien que tu dois réfléchir à ton orientation, tout le monde te le rabâche au lycée. Tu dois faire des choix dès février, quand les plateformes de candidatures pour les études supérieures vont ouvrir. Quelqu'un a tourné le sablier, le temps commence déjà à couler, et chaque grain de sable jaune rajoute du poids sur ta poitrine et compresse tes poumons. Tu as l'impression d'être dans une impasse, ou plutôt à un rond-point où chaque sortie est en fait un sens interdit. Et tu ne peux plus retourner en arrière.
Dire que tu n'es pas académique serait un euphémisme, mot que tu ne saurais même pas utiliser correctement. Tu utilises les hommes pour te définir. Séduire, c'est tout ce qui te vient naturellement. Et surtout, c'est tout ce qui t'apporte de la satisfaction. Voir la flamme du désir s'allumer dans les yeux de ceux que tu abordes. Mais ce n'est pas un futur, à moins de se prostituer. Et tu n'en n'es pas là.
Les possibilités sont infinies, tu le sais, et le nombre de métiers qui existent tout aussi incommensurable. Comme si cette notion d'immensité était censée te rassurer. On va bientôt te jeter dans le grand bain mais tu n'es pas qualifiée, tu penses qu'il n'y a que la noyade qui t'attends. La peur te paralyse, et il n'y a pas une once de motivation en toi pour la contrebalancer. Rien. Tu es déjà passée par presque toutes les étapes du deuil. Choc, déni, colère, tristesse, tout t'est déjà passé dessus. Tu es maintenant résignée, tu as accepté ton sort, l'absence de ton destin.
Tu te laisses glisser le long du mur bleu et sent le matelas sous ta tête. Tu allonges les jambes et regardes le plafond. Des larmes de frustration tentent de percer mais tu les retiens. Les émotions n'ont pas leur place ici, il faut être pragmatique et logique.
La couture. Le seul domaine dans lequel tu pourrais exister. Mais tu n'as pas l'imagination qui va avec. Tu sais refaire, imiter, pas innover. Et tu sais que le secteur de la mode est exigeant, qu'il nécessite une détermination et une passion sans bornes. Tu ne tiendrais pas six mois.
Tu prends une longue inspiration et tente de combattre les larmes qui se font de plus en plus insistantes. Alors que tu es concentrée sur l'air qui entre et sort de tes poumons. Soudain, un souvenir te prend d'assaut, tellement clair que la frontière entre réalité et fiction se dématérialise pendant un court instant. Ta soeur est assise par terre, en tailleur, à côté de la table basse du salon. Elle distribue des cartes pour jouer avec toi. Elle lève soudain les yeux et te fixe de son regard perçant. Ses traits s'adoucissent progressivement, et tu sens l'amour qu'elle te porte émaner de son visage. Elle sourit. Tu entends une voix. Celle de ta sœur. Tu sais, ton corps n'a même pas fini de se construire, et tu n'as pas la moindre idée de l'adulte que tu finiras par devenir. Respire. Tu as le temps. Rien n'est insurmontable. Essaye, prends des risques, fais des erreurs. C'est le meilleur moment hermanita.
Les battements de ton cœur se régulent et reprennent un rythme régulier. Tu sens la chaleur d'une larme qui roule le long de ta joue mais tu souris. Ta sœur a raison, tu n'as que 18 ans après tout.
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La couleur de notre innocence
Fiksi UmumHuit lycéens, des vacances de Noël, ils pensent bien se connaître, mais ils ont tous leurs secrets. Comment trouver son identité dans un monde où la recherche du bonheur est l'objectif suprême, alors que le mal-être et les doutes sont omniprésents...