1. Bienvenue à Provincetown

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Le souffle court, l'homme saute par-dessus la rambarde du 19 Pearl Street, et s'abat lourdement sur ce qui fut jadis une pelouse parfaitement entretenue. Le silence, complice du crépuscule naissant, absorbe l'impact dans un murmure étouffé. Ses vêtements trempés de sueur entravent ses mouvements. Il continue pourtant, à demi courbé et avec une lenteur exagérée, vers le bâtiment sombre qui se dresse devant lui. La nuit va bientôt tomber, et les Autres seront beaucoup plus actifs. Si la rue qu'il vient d'abandonner est pour le moment déserte, elle ne le restera pas éternellement. Une fois encore, il se félicite d'avoir mis le cap sur Provincetown. Un bateau. Un canot, un foutu radeau. Qu'importe, pourvu que ça flotte et qu'il puisse mettre les voiles.

La maison est immense, et à la vue des colonnades façon greek revival, il ne pense qu'à une chose : la taille de la baignoire qu'il pourrait bien y trouver. Bien sûr, depuis qu'il a quitté Salem, il a eu maintes occasions de se décrasser. Dans l'Atlantique, notamment. Rien n'a cependant plus de saveur que de s'introduire dans une résidence luxueuse, et de s'y offrir le plus long et le plus brûlant des bains. De s'y abandonner, et de laver jusqu'aux douloureux souvenirs de ces six longs mois d'errance. Dans ce genre de pavillon, il y avait toujours toute sorte de sels, de parfums et autres fantaisies. Une fois, il avait bombardé sa baignoire de bombes de bain rouges et jaunes laissées là par les anciens occupants, et l'eau s'en était trouvée si épaissie qu'il avait eu du mal à s'en extraire. La sensation avait été incomparable. Ici aussi, peut-être...

Les rideaux en voilette de la façade avant sont baissés. Ils occultent légèrement la vue, mais ne l'empêchent pas de scruter brièvement l'intérieur. Le salon semble vide. Quelques chaises renversées et éparpillées comme des corps abandonnés après une bataille perdue. Une télévision qui lâche encore des images saccadées entre deux grésillements, malgré la large fissure qui en zèbre l'écran. Il s'accroupit à nouveau rapidement pour ne plus rien laisser dépasser de la fenêtre que le sommet de son crâne chauve. Cela, c'est une de ses trouvailles. Les cheveux s'imbibent de crasse, et dégagent des relents que les Autres, avec leur odorat affuté comme des crocs, tracent trop facilement. Les cheveux se coincent, s'agrippent, dégringolent comme des miettes de pain. Et le Petit Poucet passe ensuite un sale quart d'heure. On est mieux sans. Il reste ainsi une poignée de secondes, à genoux sous le chambranle de la fenêtre. Il inspire profondément, et laisse retomber son souffle, s'efforçant de se concentrer sur les battements de son cœur. Aucun mouvement à l'intérieur, aucun autre son que le crépitement de l'écran. Il reprend sa progression le long des murs de la maison, se courbant pour se faire tout petit, et répète l'opération à chaque vitre. La demeure est vaste, et cela met du temps. Beaucoup de temps. Il ne veut toutefois laisser aucune place au hasard. Il ne veut pas que les événements de Quincy se reproduisent. Ça, non. Une maison apparemment vide, comme celle-ci. L'attrait d'un bon bain chaud, comme ici. Tiraillé par la fatigue et trop heureux de trouver un refuge, il avait précipité son inspection et omis de vérifier les carreaux de la cuisine. Il avait ensuite passé la nuit, enfermé dans une chambre d'enfant, à traîner l'armoire, le lit, et tout ce qu'il avait pu attraper de lourd pour barricader la porte. À travers cette fragile forteresse de meubles, il avait enduré les hurlements et les lamentations des Autres. Les coups sourds et répétés. Il avait pourtant eu de la chance. Si un Enragé s'était trouvé parmi eux, il ne serait pas ici aujourd'hui. Un Enragé aurait déniché un moyen de pénétrer dans la pièce. Un Enragé l'aurait probablement... Là. La cuisine, encore.

Il se fige. Une femme. Elle manipule gauchement une poêle. Elle a les yeux perdus dans le vide et la bouche maculée de sang. Sur une chaise, devant une petite table d'appoint, il y a un majordome, ou ce qu'il en reste. Un squelette avec quelques morceaux de chair encore attachés. Il n'y a pas besoin d'y réfléchir bien longtemps pour comprendre ce qu'il s'est passé. Comment avait-elle été contaminée ? C'est un mystère dont il n'a honnêtement rien à faire. Reste qu'elle était devenue Enragée. Pas franchement un zombie, mais plus franchement humaine. Beaucoup plus dangereuse. Maligne. Rapide. Une belle saloperie. Elle avait réussi à attirer ici le pauvre serviteur, et l'avait purement et simplement dévoré. Il ne s'était cependant pas laissé faire, le brave homme, comme en attestait la feuille de boucher figée juste sous la clavicule droite de la femme. Elle était donc morte, c'était déjà ça. À présent, ce n'était plus qu'un zombie. Un simple zombie. Si elle avait encore été Enragée, il n'aurait même pas essayé. Il se serait fait la malle en quatrième vitesse, et aurait cherché un autre abri pour la nuit. Elle agite maintenant fébrilement sa poêle, avec des mouvements lents et saccadés. De ce qu'il a pu constater, ces foutus revenants s'efforcent toujours de reproduire ce qu'ils faisaient de leur vivant. On les voit errer dans des petites boutiques aux vitrines vides. S'asseoir dans des bars miteux et porter à leurs lèvres des verres qui ne se remplissent plus. S'introduire dans des cinémas pour contempler un écran de toile qui demeure aussi noir que leur avenir. Déambuler dans des parcs, aux talus jonchés de feuilles mortes que plus personne ne ramasse. Sans but et sans cervelle, répétant des gestes enregistrés, échos d'une ancienne vie. Jusqu'à ce qu'ils sentent votre sang, bien sûr.

Le reste de la maison semble vide. Sa main tremble légèrement lorsqu'il l'approche de la poignée de la porte d'entrée pour en tester le verrou. Elle s'ouvre dans un déclic sonore, et l'homme se fige.

Aucun mouvement dans le salon. Il laisse échapper un soupir de soulagement. Il fait tourner la clé, encore en place dans le canon, et appose la chaînette. Il a conscience de l'absurdité de ce geste, mais cela l'apaise. La télévision projette toujours ses images saccadées. Le son fonctionne, et c'est sûrement ce qui a couvert le bruit de son intrusion. À l'écran fissuré, la figure scindée de Kate Shepherd, la présidente, apparaît en kaléidoscope et récite un message d'alerte et de soutien. « Si vous m'écoutez, rejoignez-nous à San Francisco, Californie. Si vous ne le pouvez pas, essayez de nous contacter... ». Des numéros défilent en bas du moniteur, et un canal radio réservé clignote en rouge. Le visage rassurant de la présidente disparaît dans un noir abrupt pour revenir aussitôt, et la litanie repart dans une boucle sans fin. L'homme enlève ses chaussures et les aligne proprement près de l'entrée. Il s'approche à pas feutrés de la télévision, les yeux rivés sur la canne qui y prend appui. Une de ces cannes stéréotypées à manche recourbé. Une canne qui ferait bien l'affaire. Il la saisit à deux mains et la soupèse, ajuste sa prise. Parfait. Il se remet en mouvement et bénit les bourgeois qui vivaient ici, avec leur cuisinière et leur majordome, d'avoir installé un carrelage plutôt qu'un de ces vieux planchers grinçants. Il laisse ses pieds glisser sur le sol dans un frottement étouffé à mesure qu'il s'approche de la cuisine. Il l'entend, maintenant, qui émet de petits grognements, rythmés seulement par le tintement métallique de la poêle qui heurte les meubles.

Il la voit, là, qui tourne et retourne bêtement son ustensile, le pose brusquement sur un feu éteint, puis le reprend en main, comme pour y faire rissoler des pommes de terre inexistantes. Stupide zombie.

Il finit d'ouvrir la porte entrebâillée et se faufile derrière elle.

Le Continent des MortsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant