2. Une sinistre symphonie

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C'est à n'en pas douter la plus grande baignoire qu'il ait jamais vue. Il contemple les petites explosions de bulles provoquées par les sels, et s'accorde un grand soupir de soulagement. Sur un petit poste de musique, Mighty Mo Rodgers lui murmure son Black Paris Blues. Et enfin, enfin, il peut fermer les yeux. Il meut doucement ses mains sous l'eau, et savoure la sensation du courant qui joue entre ses doigts ouverts. La femme dans la cuisine n'avait pas été difficile à maîtriser. Il lui avait passé le bout recourbé de la canne autour de la tête pour la maintenir à distance, et avait agrippé le manche du hachoir planté dans son épaule. Tout en évitant ses tentatives de morsures, il l'avait ôté d'un coup sec et aussitôt replongé dans le crâne, terminant ainsi ce que le majordome avait commencé. Cette fois, elle ne se relèverait pas.

Il peut deviner la tour des Pèlerins, là, derrière la fenêtre close, qui le nargue de toute sa hauteur, comme pour dire « Voici la Terre des hommes libres. Contemplez et soyez heureux, car vous voici arrivés dans le plus beau pays du monde ». Il soupire en souriant, et il se hait pour cela. Il se hait parce qu'il déteste ce pays. Son pays. Comment pourrait-il en être autrement lorsqu'on a passé ces six derniers mois à fuir, tuer et se cacher ? Il n'y a pas que ce pays qu'il déteste. Il déteste ces foutus zombies. Il hait ces saloperies d'Enragés. Il abhorre ces rescapés imbéciles qui restent terrés sans espoir de salut. Il triture un petit bateau en plastique qui couine lorsqu'il appuie dessus, et l'envoie négligemment valser dans la pièce, tandis qu'il se laisse glisser un peu plus profondément dans l'eau parfumée.

Six mois qu'il longe la côte, à la recherche d'un bateau ou de n'importe quoi qui flotte encore. Bien sûr, depuis que cette saloperie de virus a débarqué et que les morts ont pris la fâcheuse habitude de ne plus le rester, les survivants ont eu le temps de partir à l'assaut des navires et de se barrer de l'autre côté de l'Atlantique ou du Pacifique. Apparemment, on y est en sécurité. On raconte que seul le continent nord-américain est touché. Qu'on est même en train de bâtir une muraille infranchissable au Panama. Finalement, on l'aura notre mur. Payé par le Mexique, le Salvador et tout le reste du monde. Pas un sou déboursé par les contribuables américains. Putain d'ironie. Et trouver un rafiot qui flotte était devenu chose ardue. Il en avait vu, des épaves, des carcasses à moitié submergées qui prenaient l'eau de tous les côtés. C'était pourtant un objectif, un mince espoir. Et c'était toujours mieux que d'attendre sans broncher qu'un zombie vous tombe dessus. Ou pire, qu'un Enragé vous prenne en chasse.

Sous l'eau, il fait tourner l'extrémité du pouce de ses mains contre celle du majeur. Il sent chaque crevasse de ses empreintes, chaque sillon, et se rappelle qui il est. Un homme en fuite. Mais un homme vivant. Un homme qui verra la fin de ce cauchemar. Un homme fort qui a subi plus qu'aucun autre, et qui ira jusqu'au bout. Et le bout, ce serait une chaloupe. Un foutu radeau. Une putain de planche et une rame. Il se le répétait chaque jour comme un mantra : il ne crèverait pas avant d'avoir posé les pieds sur un bateau. Dehors, un hurlement strident déchire l'obscurité naissante. Un Enragé. Reconnaissable. Un second cri s'ajoute en staccato, décrivant une curieuse mélodie que vient tempérer un coup de feu. Il n'est pas le seul survivant dans le coin. Il ferme les yeux, et se laisse bercer par cette macabre symphonie, qu'il a entendue de si nombreuses fois qu'il ne s'en émeut plus guère. À l'occasion, il l'a même observée. Toujours de loin, heureusement. Sauf une fois, pour sa première rencontre avec une Enragée. La femme avait l'air normale. Elle n'avait pas ce regard vide des zombies. En larmes, elle semblait réclamer son aide, même si ce qui s'échappait de ses lèvres n'était que sanglots de douleur. Elle était coincée sous un énorme distributeur de café renversé. Ce n'est qu'en commençant à soulever l'appareil pour la libérer qu'il avait senti l'odeur. Celle de vieilles pièces de monnaie, lourde et puissante. Celle du sang. Derrière la machine, trois cadavres se décomposaient, les tripes à l'air. Il avait détourné les yeux, réprimant un haut-le-cœur, et son regard s'était posé sur la femme qui, maintenant, souriait à pleines dents. Un rictus malsain, effrayant. Puis, elle avait lâché ce cri perçant, aigu, inhumain, si caractéristique, il le savait à présent, des Enragés. Elle avait poussé d'un coup sur la machine, et s'en était extirpée sans aucun effort. La salope l'avait piégé comme elle avait piégé les trois autres. Finalement, il lui avait refait tomber le distributeur dessus pour réellement la coincer, cette fois. Il l'avait laissée là, à se débattre furieusement et à hurler. Un cri effroyable qui en attirerait d'autres. Il avait donc fui aussi vite qu'il l'avait pu. Et il était toujours là. À ce souvenir, son cœur se serre alors que les coups de feu, dehors, s'intensifient.

Dans une grande inspiration, il s'enfonce la tête sous l'eau. Il ne veut plus rien entendre. Pas même John Lee Hooker, qui a pris la relève de Mighty Mo et chante à présent :

I hate the day

I was born.

Ever since I been born

A dark cloud been hangin over my head.

Pas même la poignée de la porte qui tourne délicatement.

Sous l'eau, ses paupières closes absorbent la lumière du plafonnier situé juste au-dessus de la baignoire. Il laisse son cœur ralentir et son esprit vagabonder. Soudain, la clarté se voile. Le blanc doré devient noir. Quelque chose s'est interposé entre le spot et lui. Son souffle se relâche dans une explosion de bulles et ses yeux s'ouvrent brusquement. Il tente de remonter à la surface, et glisse sur la paroi, s'affaissant plus profondément. Dans un nouvel effort, il se redresse en éclaboussant son assaillant qui recule d'un bond. Quand il extirpe la tête de l'eau, il hurle comme il n'a jamais hurlé. Il a du mal à garder les yeux ouverts, à cause de ces stupides sels qui lui brûlent la rétine. Il agite les bras dans tous les sens, tâtonnant à l'aveugle sur le meuble du lavabo, à la recherche de n'importe quoi qui pourrait lui permettre de se défendre. Ses doigts se referment sur une brosse de bain à poils rugueux. Il se fait une vague réflexion sur la vacuité de son arme, mais ne pense qu'à une chose, tandis qu'il se jette en avant. Comment est-il entré ? Malgré les vaisseaux sanguins complètement éclatés de ses yeux, il croise brièvement le regard de l'intrus. Il n'a pas l'air stupide d'un zombie. Un Enragé ? Comment ? Il n'avait omis aucune pièce, il en était sûr. Il avait même ouvert tous les placards et avait barricadé les fenêtres et les portes. Dans une telle situation, il n'a pas le choix. Éviter les morsures, le repousser, sortir d'ici, à tout prix. Il hurle à nouveau pour se donner du courage alors qu'il se prépare à abattre sa brosse. Sous ses pieds, il sent un objet mou et humide, qu'il écrase dans un couinement. Il entend la détonation tandis qu'il bascule en arrière. Puis plus rien.

-Saloperie, dit Gabriel avec une grimace de dégoût.

-Un zombie ou un Enragé ? demande une seconde voix derrière lui.

-Quelle différence, Enzo ?

Gabriel regarde autour de lui, contemple le cadavre aux yeux toujours grands ouverts et injectés de sang, se racle la gorge à la recherche d'une glaire, et s'apprête à cracher sur le corps nu étendu devant lui, avant de se raviser.

-Merde. Je crois bien qu'il était humain. Il a pas mal de cicatrices, mais je ne vois aucune trace de morsures ou de blessures sérieuses... Fait chier ! Quelle idée à la con de faire trempette dans des moments comme ça ? Il ne sortait pas de chez lui, ou quoi ?

Enzo hoche la tête et saisit sa radio :

-Secteur 1 dégagé.

Tous deux quittent la pièce alors que le petit poste lâche, dans un dernier souffle :

Oh I wonder when, I wonder when
Oh
Oh when my trouble gonna end ?

Le Continent des MortsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant