8. Les treize salopards

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Pendant l'heure qui suit le sauvetage de la petite, la CB vomit toutes sortes d'insultes et de menaces. Le commandant Cicerone est hors de lui. Lorsqu'on lui avait rapporté la sortie de route des trois Masstech, il avait immédiatement chargé les véhicules de queue de leur porter main forte. Maintenant que tout était réglé, ils ne tarderaient pas à rattraper le gros des troupes. Et le commandant ne manquait pas d'imagination pour leur décrire ce qu'il avait envie de leur faire subir.

Corbin esquisse un geste pour éteindre la radio. Asha, qui l'a remplacé au volant, l'en dissuade d'une tape sur la main. Il n'insiste pas. La fureur noire qui brûle dans le regard qu'elle lui décoche lui inspire davantage de peur que le commandant.

Enzo, de nouveau coincé entre Gabriel et Dachs, sort nerveusement une cigarette. Ses doigts tremblent tant qu'il s'y reprend à plusieurs fois pour l'allumer. Face aux spasmes, la cendre semble s'accrocher désespérément au mégot, comme un alpiniste à une falaise. Sur ses genoux gisent les deux morceaux de sa ceinture de sécurité. À l'abri des regards, Gabriel s'était chargé de la sectionner. Si quelqu'un devait exhorter Enzo à expliquer « pourquoi il était resté comme un con dans la bagnole », ce dernier pourrait se défendre en expliquant que sa ceinture s'était bloquée, et qu'il n'avait pu s'en libérer qu'en la coupant. Il avait alors déjà trop perdu de temps, et s'était trouvé assiégé.

Un peu plus tard dans la matinée, à mi-chemin entre Providence et Springfield, ils effectuent finalement une halte. Les treize soldats sont prêts au pire.

La gamine s'est endormie d'avoir trop pleuré. Corbin s'assure qu'elle va bien, lorsque les rangs des curieux qui se sont massés autour d'eux s'éclaircissent soudain. Un homme de taille moyenne, chauve sous sa casquette verte, transperce la foule. Ils s'attendent à subir de vive voix le sermon dont ils ont déjà eu un avant-goût par radio. Mais puisque, dans ce genre d'unité, les sermons sont généralement aussi efficaces que des tapettes à mouches dans une chasse à l'éléphant, le commandant les prévient simplement :

— Dorénavant, si j'en vois un seul d'entre vous sans une putain d'éponge dans la main, je le bute sur place.

Il prend une longue inspiration et laisse flotter un silence étouffant. Puis, avec une lenteur calculée, il se détourne de Gabriel et des autres pour faire face au reste de la troupe.

— Maintenant, la lessive, c'est pour ces treize salopards. Vous pissez le sang, vous bouffez salement, vous vous chiez dessus, rien à foutre. Mais si je vois UNE putain de tache sur UN putain d'uniforme, précise-t-il en se retournant brusquement vers les accusés, les treize salopards ne seront plus que douze.

Gabriel doute que la menace soit très sérieuse. Il se dit même que Cicerone est plutôt conciliant. La voix du commandant s'élève à nouveau, un peu plus forte.

— Si la bouffe ne vous plaît pas, plaignez-vous aux treize salopards, parce que c'est vos nouveaux cuistots. Si les chiottes sont dégueu, voyez avec les treize salopards. Si y'a un trou dans vos chaussettes : treize salopards. Et si... non, QUAND l'un de vous mordra la poussière, c'est les treize salopards qui creuseront la tombe.

Le commandant s'interrompt une seconde. La veine qui palpite dangereusement sur son front semble se réduire un peu, mais il reprend de plus belle :

— Et priez donc pour qu'à la fin de la journée, vous soyez toujours debout, parce qu'avec des crétins comme ça, m'est avis que vous risquez fort d'avoir les pieds qui sortent du trou !

Asha avait ensuite été sommée de le suivre. D'abord inquiète, elle s'était retrouvée assise à sa table, avec pour seuls témoins ses deux lieutenants : Wynn Cough et Zeïna Kamara. Ils l'avaient écoutée raconter les évènements et décrire l'attitude de l'Enragé. Ils avaient pris la mesure, eux aussi, du danger que représentaient ces monstres. Un danger bien supérieur à tout ce qu'ils avaient pu imaginer. Et maintenant plus que jamais, le commandant comprenait que le moindre pion perdu, dans cette partie d'échecs mal engagée, était un pas de plus vers la défaite.

En début de soirée, le convoi avait fait halte à une centaine de kilomètres d'Arlington.

Gabriel, debout contre un arbre, un peu à l'écart du campement, observe Enzo, assis à sa droite. Enzo qui a toujours une cigarette à la main. Enzo qui, plus tôt dans la journée, avait montré qu'il n'était encore qu'un gamin, et qu'il n'était pas prêt.

Dans l'obscurité naissante, le mégot rougeoyant éclaire brièvement le visage d'Enzo tandis qu'il prend une grande inspiration. Gabriel distingue, derrière la tignasse du jeune homme, des yeux absents qui s'évadent vers le néant. Il le pousse délicatement du pied.

— Il s'est passé quoi, là-bas ? Pourquoi t'as pas suivi le mouvement ?

Enzo ne tremble plus. Son corps, tendu comme un arc quelques heures plus tôt, semble maintenant totalement relâché. Il fixe la silhouette grossière et floue de l'immense métropole qui s'étend au loin. Un long soupir s'échappe de ses lèvres.

— Sais pas, répond-il à voix basse. On se fait des films. On se dit que, quand on se retrouvera devant une chiée de zombies, on les prendra tous un par un. Qu'on est prêt. Et puis là, je les ai vus qui se massaient par paquets de vingt ou trente... Sais pas. Je me suis dit que j'étais p'têt pas si prêt que ça.

— Faut voir le bon côté des choses, intervient Gabriel. On est des célébrités maintenant. Tout le monde sait qui sont les treize salopards. Regarde-toi, un vrai Charles Bronson !

— T'es vieux, mec, s'esclaffe Enzo, qui se détend un peu. T'es vieux, et t'as des réfs de vieux. C'est qui ton Charles Bronson ?

Les douze salopards, c'est un film, explique Gabriel après une minute de réflexion. Charles Bronson est à la tête de la pire bande de fils de pute qui soit...

Il déglutit et passe la langue sur ses lèvres sèches avant de poursuivre, le regard perdu au loin.

— Le vieux Facchetti n'était pas né quand le film est sorti, mais s'il l'avait été, il aurait pu jouer le treizième.

Enzo se retourne brusquement, les yeux exorbités comme s'il venait de prendre une gifle. Il hésite une seconde, puis éclate de rire.

— On peut rien te cacher. Ouais. C'est à mon père que je pensais. Ce connard doit savoir que je suis là, maintenant.

Il s'esclaffe, un peu plus fébrilement cette fois. Son père fait également partie des liquidateurs, et il s'était fait un devoir de l'éviter. Il avait tout fait pour qu'il ne soupçonne même pas sa présence. Il espérait tant qu'un jour, le vieux se retrouverait aux prises avec une horde d'Enragés, prêts à lui bouffer la gueule. Et lui, le fils dévoué, apparaîtrait comme par magie pour lui sauver la mise. Et alors, il verrait bien, cet enfoiré, qu'il n'était pas un bon à rien.

— Je suis sûr, murmure Enzo, que tu aurais fait un bien meilleur père que ce tas de merde.

— Je suis une figure paternelle, pour toi ? ricane Gabriel. J'adopte pas, je te préviens !

— J'parlais pas de moi, s'insurge Enzo en esquissant un sourire timide. Je veux dire... Tu sais bien. Ta gosse, quoi.

Gabriel acquiesce d'un mouvement de tête. Oui, il sait ce qu'il veut dire. Si Enzo lui a expliqué ses relations complexes avec son père, Gabriel, en échange, lui a parlé de sa fille. C'est pour elle qu'il est là. À ce souvenir douloureux, il se renfrogne un peu. Le crépitement du mégot, écrasé contre le tronc juste à côté de lui, le sort de ses rêveries. Un mince filet de fumée s'élève dans les airs avant d'être englouti par l'humidité ambiante.

— J'peux t'assurer que ça ne se reproduira pas, mec, reprend Enzo en évacuant père et fille de son esprit. Jamais. Le prochain zombie que je croise, je le dézingue.

Il se redresse avec un petit rictus, et contemple, silencieux, les contours des immeubles de banlieue qui se découpent dans le lointain. Demain, ils entreront dans Arlington. Il frémit à cette simple pensée. Une cinquantaine de zombies, dans une épicerie au milieu de nulle part, l'avait fait dégoupiller. Et demain, ils entreront en ville. Une ville truffée de zombies et d'Enragés.

— Je le dézingue, répète Enzo, alors qu'il se colle les bras sous les aisselles pour cacher ses tremblements.

Le Continent des MortsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant