9. Comme une balade au parc

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Le convoi avançait lentement le long de la US 50. Ils avaient contourné Washington au petit matin, et franchi le Potomac pour éviter tant que possible les allées infestées de zombies de la capitale. Ils s'étaient donc insérés dans Arlington et progressaient à présent vers le Pentagone depuis le nord-ouest. Les véhicules, vus du ciel, semblaient vivants, comme des monstres métalliques vomissant la mort de tous leurs pores. De chaque fenêtre, les liquidateurs arrosaient les rues adjacentes, qui se défendaient en leur expédiant des hordes de cadavres rugissants et affamés.

-Reste dans ses roues, Corbin ! hurle Asha.

-J'essaie, bordel ! Il en vient de partout ! répond-il en effectuant une brusque embardée pour heurter un zombie tentant de s'agripper à sa portière.

Corbin, de retour derrière le volant, est un pur bloc de concentration. Il marmonne pour lui-même, la mâchoire crispée. Asha, à ses côtés, tient le GPS d'une main et son revolver de l'autre. Elle assène des ordres brefs à son conducteur au rythme des rapports radio. Ses yeux naviguent entre l'écran tremblotant, où une centaine de points rouges convergent dans une même direction, et la route qui s'étend devant eux.

À l'arrière, Gabriel et Dachs sont en position à leur fenêtre respective. Leurs fusils aboient sans relâche, s'échinant à tenir les morts-vivants en respect. Enzo, toujours assis au milieu, se tient prêt à prendre la relève du premier qui aurait besoin d'une pause. Sur ses genoux et à ses pieds trône un véritable arsenal. Ses deux amis n'ont pas la même cadence de tir. Dachs, depuis la lunette arrière droite, inonde efficacement de rafales les groupes titubants qui se jettent sur eux. Il vise la tête, mais se contente tout aussi bien de les estropier. Gabriel, plus méthodique, tire au coup par coup, chaque détonation faisant éclater un crâne pourri en volée de chair noircie. Son bras gauche lui sert d'appui. Le canon de son fusil s'aligne dans la continuité de son coude, planté contre le rebord de la fenêtre. La tête inclinée, un œil à moitié fermé, il ne fait feu que lorsque ses cibles franchissent un palier invisible, que lui seul semble voir. Ni lui ni Dachs ne parviennent toutefois à éviter, de temps à autre, qu'un revenant se jette sur la voiture avec un grognement victorieux. Asha s'en charge alors de son côté, abattant l'intrus de quelques balles de son revolver. Corbin du sien, comme à ce moment précis, en effectuant un petit écart pour lui faire admirer de plus près ses essieux.

Le choc prend les occupants du véhicule par surprise. Gabriel, déséquilibré, glisse vers l'avant et manque son premier coup. L'échec lui arrache un froncement de sourcils et une moue agacée. Il redresse brièvement la tête pour tenter de situer le point d'impact de son tir raté, puis se reconcentre, effaçant la déception par deux nouveaux cadavres. Enzo pousse un juron en échappant le chargeur qu'il remettait à Dachs.

-Putain, mais reste dans ses roues, râle encore Asha en pointant de son revolver le véhicule qui les précède. Tu les vois zigzaguer toutes les deux minutes, là, merde ?

Devant, le blindé choisit ce moment précis pour contredire Asha et fait une soudaine embardée. Corbin s'accroche à son volant comme s'il était une partie de son corps. Il aperçoit le zombie agrippé à la portière du conducteur de l'autre voiture. Ses doigts crochus griffent la vitre lorsqu'elle s'entrouvre et que le canon d'un revolver se dessine dans l'interstice. Une lueur vive éclaire brièvement l'intérieur de l'habitacle tandis que la tête du mort-vivant explose dans une gerbe de sang. Le cadavre semble aspiré par une main invisible. Il est propulsé vers l'arrière et s'encastre, avec un répugnant bruit d'éponge mouillée, dans le capot du Masstech que Corbin tente de maîtriser. Un œil gluant s'échappe de son orbite pour s'aplatir contre le parebrise, immédiatement évacué d'un coup d'essuie-glace. Le corps en décomposition se démembre à moitié sous l'impact et ricoche contre le flanc de la voiture. Corbin peut presque distinguer les traits morts et vérolés du monstre quand son visage passe à quelques centimètres de sa vitre. Gabriel a tout juste le temps de rentrer le canon de son fusil pour éviter le tas de chair désarticulé qui termine sa course sur l'asphalte. Il glisse sur une dizaine de mètres, décorant le bitume d'une trainée de boyaux et de lambeaux de peau verdis par la décomposition. Corbin esquisse une grimace en constatant que l'immondice, dans sa chute, a amputé le Masstech de son rétroviseur gauche.

-Génial, grogne-t-il en jetant un œil dans le miroir intérieur, juste à temps pour voir les roues du blindé suivant avaler le cadavre encore fumant.

-On arrive au croisement avec Washington Boulevard, grésille la radio, comme pour ponctuer définitivement la mort du zombie. Y'en a beaucoup plus ici. Les véhicules de tête, à l'arrêt. On attend le reste du convoi en arrosant. Faites-moi flamber ces saloperies !

La voix du commandant s'éteint, absorbée par les craquements du poste. Devant, les voitures accélèrent ostensiblement. Ce sont des manœuvres qu'ils ont répétées un nombre incalculable de fois à l'entraînement. Une chorégraphie familière que les conducteurs ont intégrée jusqu'à l'épuisement. Un ballet stratégique de métal et de tôle conçu pour survivre à l'impossible. En tête de colonne, les « mastodontes », ainsi qu'on appelle ces véhicules lourds et bardés de blindages, nettoient le terrain et retiennent les assauts des zombies. Ils évoluent un peu plus rapidement, mais profitent de leur vitesse pour ouvrir le chemin. Les corps putrides des agresseurs viennent se fracasser contre les grilles et les pare-chocs lancés à toute vitesse. Ils tiennent ensuite la position quelques minutes, laissant à la queue du convoi le temps de les rejoindre. Sur Washington Boulevard, la route deviendra suffisamment large pour leur permettre d'adopter une formation plus adaptée. La monstrueuse chenille de plus de cent-vingt blindés se métamorphosera en une fantastique tortue. Ils se déploieront ainsi en deux files serrées, presque portières contre portières. Dans cette configuration, le convoi, beaucoup plus compact, est presque inarrêtable. C'est de cette manière qu'ils ont prévu de parvenir, tout au bout de Washington Boulevard, au Pentagone. Leur étape du jour. Là-bas, au milieu de cette apocalypse grouillante, un corps résistant de l'armée américaine a réussi à maintenir une base relativement fiable. Une île perdue dans un océan de zombies qu'il leur faut atteindre à tout prix.

-On arrive au croisement avec South Glebe Road. Washington Boulevard est à peu près à un kilomètre, informe Asha en maudissant intérieurement leur place au fin fond du convoi. Sans tes conneries, Corbin, on n'aurait peut-être pas été foutus dans les derniers. Et j'ai un putain de mauvais pressentiment.

Enzo profite pourtant d'une brève accalmie pour jeter un œil au défilé d'immeubles d'habitation minables et de complexes industriels. Les bâtiments sont tout juste séparés de la route par une maigre barrière d'arbres aux feuillages fournis. Entre les branches, le jeune homme aperçoit les foules de cadavres décharnés qui avancent avec une détermination sans âme. Le raffut qui s'échappe du convoi les appelle irrésistiblement, pareil à une invitation à passer à table. La légère accélération permet à Gabriel et Dachs de souffler un peu.

-C'est quoi, ça ? gémit soudain Dachs.

-Quoi ? s'enquit Enzo en se penchant pour tenter de distinguer ce que Dachs pointe du doigt, au sommet d'un immeuble voisin. J'vois rien, moi.

Dachs reste un moment muet, alors qu'Enzo se contorsionne en vain. Il n'y a plus rien à voir.

-Laisse. J'ai vu... Rien. Oublie, réplique-t-il finalement en faisant claquer un nouveau chargeur dans le magasin de son arme.

Le regroupement s'effectue en douceur, comme à l'entraînement. Au bout de la route, l'immense portail du Pentagone s'ouvre sur eux, tel la gueule béante d'un fauve. Des soldats américains s'emploient à en libérer l'accès. D'autres, positionnés un peu partout aux fenêtres de l'imposant édifice, pilonnent la zone de balles et de grenades. Ils s'échinent à disperser momentanément les flots de zombies qui assiègent le bâtiment. Les véhicules investissent, un par un, la cour centrale.

-J'y crois pas, putain, souffle Asha avec soulagement. Hormis ta conduite de merde, c'était presque trop facile.

-Comme une balade au parc, sourit Corbin en éteignant le moteur.

Le Continent des MortsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant