10. Un nid à saloperies

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Le Pentagone n'était rien de ce que Gabriel avait pu imaginer. Une forteresse de béton armé et d'angles étranges, où chaque couloir ne semblait conçu que pour en rallier un autre. Dans son ancienne vie, il avait sillonné l'Europe de fond en comble pour exécuter divers contrats, mais il avait rarement foulé le sol américain. Aujourd'hui, il se sentait comme un touriste en visite guidée.

Gabriel et les autres avaient retrouvé les occupants des deux véhicules qui leur avaient prêté mainforte, la veille, à l'épicerie. Le commandant avait fait en sorte qu'ils ne se suivent plus dans le convoi. Ainsi, Gabriel et son équipe avaient-ils écopé d'une place de choix à l'arrière, pendant que les autres évoluaient au milieu et à l'avant. La fillette avait pris la place de l'un des hommes morts lors de son sauvetage.

-Alors, t'as pas eu trop peur ? lui demande Corbin avec un large sourire.

La gamine remue énergiquement la tête dans un « non » catégorique. Son visage se peint d'une certaine fierté hautaine. Max, un liquidateur roux aux cheveux coupés court, la veste de son uniforme attachée autour des hanches dévoilant un débardeur trempé de sueur, l'ébouriffe avec affection.

-L'a pas pipé un mot ! Une vraie guerrière.

-Elle en a vu d'autres, cette pauvre enfant ! intervient une voix malheureusement bien trop familière. Et à cet âge, on se reprend tellement vite.

Bilel s'est discrètement glissé dans le groupe avec une aisance presque insolente. Il fixe intensément la gosse avec un immense sourire franc et sincère. Elle hésite un instant, pleine d'une curiosité naïve. Ses lèvres s'étirent dans une expression innocente et contagieuse qui illumine l'équipe entière.

- Il faut la maintenir occupée, pour qu'elle ne pense pas à ce qu'elle vient de vivre, ni à... ses géniteurs, reprend Bilel en choisissant soigneusement ce dernier mot, pour que seuls les liquidateurs comprennent à qui il fait allusion.

Il gratifie l'entourage d'un clin d'œil de connivence et s'agenouille auprès de la fillette.

-Comment ne pas les adorer à cet âge ? Ils sont fantastiques. Si purs et ingénus. Et c'est quoi, le nom de ma jolie petite amazone ? roucoule-t-il d'un ton mièvre.

-Mandy, répond-elle sur-le-champ, ravie et flattée par la pluie de compliments.

Le « y » final ne parvient jamais aux oreilles de Bilel. Il est substitué par un long acouphène qui semble néanmoins parfaitement compléter le prénom. Il lui faut quelques secondes pour émerger du brouillard. Agenouillé quelques instants plus tôt, il est maintenant affalé de tout son long, le nez écrasé contre le sol froid et marbré. La douleur, à la base de sa nuque, irradie jusqu'à son épaule droite. Il se redresse en se massant le cou, à l'endroit où Corbin vient de lui expédier son coude.

-Putain de connard ! T'aurais pu me tuer, espèce de salopard ! hurle-t-il en réprimant un haut-le-cœur.

-Ben, alors quoi ? L'est où le langage fleuri ? Ce que tu devrais faire, fils de pute, déclare Corbin qui parvient mal à contenir sa colère, c'est tendre l'autre joue. T'avise pas de l'approcher encore une fois, ou je te jure sur ton Bon Dieu que cette fois-ci, je t'enterre dans une fosse septique.

Les militaires approuvent d'un seul homme. Le petit rat chauve se relève et marmonne entre ses dents serrées. Il n'est nullement intimidé par Corbin, qui le domine pourtant de deux bonnes têtes.

-C'est toi qui finiras dans une fosse septique, philistin de mes couilles, lance-t-il, furibond. J'aurai ta peau, je te le promets.

-Bon alors, interrompt Gabriel en sortant son revolver de son holster, faudrait peut-être couper court à tes ambitions. Ou te nettoyer les oreilles. J'ai l'impression que t'as pas bien entendu ce que Corbin vient de dire. J'ai un bon coton-tige, si besoin.

Mais Bilel a déjà tourné le dos, non sans lancer un dernier regard à la gavroche, qui n'est pas tout à fait sûre de comprendre ce qu'il se passe.

-C'est un vilain monsieur, Mandy, lui explique Corbin. S'il revient te voir un jour où on n'est pas là, je veux que tu files au plus vite. Et si t'es toute seule, ou que tu n'as nulle part où aller, je vais te montrer deux-trois trucs pour te protéger, OK ?

Corbin et trois soldats, dont le liquidateur roux prénommé Max, l'avaient donc gratifiée d'un cours de self-défense express. Une improvisation maladroite où chacun jouait à tour de rôle l'agresseur et l'agressé sous le regard pétillant de Mandy qui semblait trouver tout cela hilarant. Gabriel, Enzo, Dachs et Asha s'étaient pour leur part excusés auprès des autres, et avaient pris congé pour se réfugier dans leur chambre.

Le bâtiment est si vaste que les Américains ont pu attribuer à chaque section de cinq liquidateurs leur propre dortoir. L'intégralité des forces européennes occupe un seul et même étage. Le quatrième. Un palier au-dessus de celui où s'entassent les militaires locaux, et un en dessous de celui réservé aux civils. La pièce qui leur est octroyée est étonnamment spacieuse. Des lits les y attendent. Pas des couchettes brinquebalantes, ou des lits de camp durs comme des tables à repasser. De vrais lits.

Enzo se précipite vers la fenêtre et l'ouvre en grand. De l'extérieur monte la clameur des zombies qui assiègent l'édifice. Ils sont si nombreux que la hauteur ne fait qu'étouffer leurs grognements sans parvenir à les éteindre complètement. La vue est imprenable. Il se penche légèrement, et pousse un gémissement.

-Dur de croire qu'on est passés par là, maugrée-t-il en tentant de distinguer la route qu'ils ont empruntée. Y'en a tellement. De partout. Et ils se massent tous autour du bâtiment comme si c'était un putain de frigo géant.

Asha expédie lourdement son fusil et son équipement sur un lit, se l'appropriant silencieusement, et en teste le maintien. Dachs se laisse tomber sur le matelas voisin et fixe ses doigts meurtris d'avoir tant tiré. Gabriel s'assoit, et repose un instant ses yeux.

-Ferme cette fenêtre, Enzo, marmonne Asha. J'ai assez entendu ces fils de pute pour aujourd'hui.

Dachs lève un pouce pour signifier son accord, et reste ainsi, pareil à un autostoppeur sans succès, attendant qu'Enzo s'exécute.

-Enzo, la fenêtre ! répète Asha, impatiente, tandis que Gabriel ouvre un œil, intrigué.

-Les gars... C'est quoi ce truc ?

Enzo demeure immobile, figé comme une statue. Pas un de ses muscles ne bouge, si ce n'est son bras qui se tend vers le toit d'un immeuble en contrebas. Une dizaine de silhouettes sombres semblent lui rendre son regard. Les lèvres de l'une d'elles s'élargissent démesurément, et lâchent un cri perçant. Le son qui résonne alors jusqu'à eux, porté par la légère brise, ne laisse aucun doute. Des Enragés. Gabriel et les autres réagissent instantanément et se catapultent de leurs couchettes à la fenêtre pour contempler le spectacle. Mais il est déjà trop tard et les créatures s'évanouissent à l'intérieur de la tour, n'abandonnant sur place que les échos de leur affreuse symphonie.

-Elles voyagent par grappes, ces saloperies ? marmonne Asha.

-Nan, nan... C'est... balbutie Enzo. Je vous jure que c'est pas que ça. C'était... Leurs uniformes, les gars. Ils étaient en uniforme !

-Des militaires Enragés ? demande Gabriel, en fixant toujours l'immeuble voisin, au cas où ils réapparaîtraient.

-Liquidateurs, corrige Dachs en nettoyant ses lunettes dans un geste d'inquiétude.

-Liquidateurs, confirme Enzo en soufflant, presque rassuré qu'on lui ait enlevé le mot de la bouche.

-Je les ai vus tout à l'heure quand on arrivait, précise Dachs. J'ai cru rêver. Mais je suis persuadé qu'ils portaient nos uniformes.

Le Continent des MortsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant