Quand la détonation retentit, Corbin demeure une seconde interdit. Il baisse les yeux vers le canon de son arme, pourtant restée muette. Il fronce les sourcils et son regard bascule sur le cadavre de la créature. Pas de sang dans la gueule. Pas de morceau de chair, tout juste arraché, entre les dents. Juste un trou vermeil au milieu du crâne. Et dans la bouche de Keith, aucun râle d'agonie. Seuls quelques ricanements lorsqu'il contemple, d'un air détaché, le corps sans vie à ses pieds.
— Faudrait voir à pas me prendre pour un con, dit-il en ébouriffant les cheveux de la gamine.
Devant l'attitude horrifiée de la gosse, le visage du militaire se voile d'une ombre de culpabilité. Il jette un coup d'œil autour de lui, cherchant une assistance quelconque ou une échappatoire. Il croise le regard de Corbin, qui se demande encore comment il a bien pu ne rien voir venir. Keith sourit pathétiquement à l'enfant. Dans un geste aussi gauche qu'inapproprié, il lève son fusil, et souffle sur le canon, comme un cow-boy dans un western. Peut-être espère-t-il lui arracher un rictus, ou simplement briser la tension. Des sanglots s'élèvent, alors même que ses lèvres forment toujours un « o » maladroit. Il s'agenouille, confus, et enserre délicatement la fillette.
— Désolé, la môme. Ta maman était déjà morte, explique-t-il en se flagellant aussitôt pour la brutalité de ses paroles de réconfort.
Corbin examine, désabusé, le liquidateur qui lui tourne le dos. Il voit apparaître, au-dessus de son épaule, à la base de la nuque, la petite bouille pleine de tristesse et de rage mal contenue.
Et puis un rugissement. Inhumain. Terrifiant.
Corbin aperçoit soudain Asha, projetée dans les airs comme une poupée de chiffon, s'encastrer violemment contre une armoire. Des débris de bois s'écrasent encore au sol qu'il reporte déjà son attention sur le soldat et la gamine. La petite fille est toujours là, mais un liquide poisseux et carmin dégouline lentement sur son front. La nuque de Keith, contre laquelle elle est lovée, forme un angle impossible. Un large morceau de chair en a été prélevé. Corbin comprend immédiatement qu'ils ont commis une grossière erreur. Le père. Un foutu Enragé. Les yeux brûlants de fureur, il se penche avec un sourire carnassier sur le colosse à moitié décapité. Il lui décoche une gifle magistrale et le cou pivote d'un nouveau quart de tour. Le pauvre homme, pourtant dos à Corbin, le regarde maintenant droit dans les yeux. Son visage mort semble incrédule lorsque, dans un long craquement mouillé, il s'élève dans les airs. L'Enragé agrippe le crâne à deux mains, tire une ultime fois, et fait céder le dernier morceau de chair qui le maintenait au reste du corps.
Corbin ouvre immédiatement le feu, mais ajuste mal ses tirs. Son bras tremble à l'idée de toucher l'enfant, dont les sanglots résonnent si fort qu'ils couvrent presque le claquement des détonations. La créature réagit avec l'agilité d'un singe, et lui expédie la tête dégoulinante. Corbin accueille l'offrande en pleine poitrine, comme un boulet de canon. Il recule en titubant, et heurte Dachs, juste derrière lui. Les deux hommes se ressaisissent en un instant, et se remettent en position. Mais leur cible a déjà bondi vers le dernier soldat, indifférente aux lamentations de sa progéniture paralysée au milieu d'une mare de sang.
Robbe lève un regard absent sur son assaillant, et lui découvre un morceau de sa joue entre les crocs. Une fraction de seconde, et il se sent soulevé et projeté vers Dachs et Corbin comme un pantin désarticulé. Son corps est déchiré par les balles avant même qu'il ne touche le sol. Profitant du chaos, le monstre se précipite vers eux dans un jappement suraigu. Corbin presse la détente, le cœur battant à tout rompre. La créature vient d'enjamber d'un bond la fillette quand le plomb l'atteint. Elle vacille, trébuche, et se redresse. Une grimace de rage déforme son visage vérolé. Ses pupilles éclatées se posent sur Corbin, et ses lèvres s'élargissent dans un sourire grotesque. Elle s'apprête de nouveau à rugir quand Asha fait feu.
Son bras gauche pend, désarticulé, le long de son flanc. De sa main valide, elle tient encore la crosse de son arme coincée contre sa hanche. Figés, Dachs et Corbin peinent à reprendre leur souffle, pendant qu'ils contemplent le cadavre encore tressautant de la monstruosité.
Le monde entier semble se rétrécir autour des pleurs de la gamine. Les trois liquidateurs ne l'entendent pas.
Ce qu'ils entendent, c'est le hurlement de l'abomination. Ce qu'ils voient, c'est cette agilité fauve. Cette rapidité surnaturelle tandis qu'elle se faufile à travers les tirs, transformant un soldat en bouclier de chair. Cette intelligence qui l'a poussé à se servir d'un enfant, son enfant, comme appât.
Ce qu'ils imaginent, à cet instant précis, c'est une harde de ces créatures, qu'on appelle « Enragés ». Et ce qu'ils recalculent, ce sont leurs chances de survie.
— Putain de bordel de merde, laisse échapper Dachs.
***
Celia Waters observe le tableau de bord de la vieille camionnette avec la même moue que si elle avait découvert un nid de cafards. Elle n'aurait jamais cru possible de voir autant de paquets de chips vides ailleurs que dans les poubelles d'un campus, au lendemain d'une soirée de fraternité. Elle secoue tristement la tête, et croise le regard amusé de Shane, puis celui, plus sceptique, de sa casquette.
— Aimons-nous fermement les uns les autres, souffle-t-elle, comme s'il s'agissait d'un objectif inaccessible.
Shane mâche son chewing-gum en silence pendant quelques minutes, et son visage s'éclaire enfin.
— Delta Delta Delta ! J'avais oublié ça. Je l'ai vu dans ton dossier. T'as fait un passage à l'université de Boston. C'est la devise des Tri-Delta, pas vrai ?
Celia reste muette, les yeux rivés sur les immeubles grisâtres qui défilent au-dehors. Il n'y a pas de zombies ici. Pas d'Enragés. San Francisco et ses environs sont entièrement sous leur contrôle. Les rues, toutefois, sont presque désertées par les civils. Pour éviter le chaos, la présidente Kate Shepherd a décrété un couvre-feu. Chaque survivant est référencé, enregistré et consigné à des heures de sortie bien définies. Celia devait bien admettre que cette privation des libertés était un mal nécessaire, et avait permis de ramener un semblant d'ordre. L'armée avait bien assez de difficultés à juguler l'invasion. Au moins n'avait-elle plus à gérer les débordements d'une foule paniquée. Bien sûr, des concessions avaient été inévitables. Les logements avaient tous été réquisitionnés. Les propriétaires avaient gueulé. S'il fallait malgré tout un exemple au « cas de force majeur », on était en plein dedans. Désormais, entre les réfugiés et les résidents, chaque appartement abrite jusqu'à trois familles entières. Celia colle sa joue contre la vitre, son crâne rebondissant légèrement au gré des cahotements de la fourgonnette. Elle perçoit, à chaque fenêtre, de maigres silhouettes qui fixent l'avenue presque vide, dans un mélange de détresse et d'ennui. Un silence épais pèse sur la ville. San Francisco a survécu, mais à quel prix ?
— Une bonne devise, reprend Shane. L'amour, c'est bien ça. L'égalité, chouette aussi.
— Y'en a certains qui la rendent difficile à appliquer, réplique Celia, sans cesser de scruter les vieux bâtiments.
— Ah ouais ? demande Shane, absolument imperméable à la raillerie.
Celia soupire et se redresse.
— Alors, quel est le programme ? Comment on procède ?
— On va se faire un p'tit pique-nique au bord de l'eau ! sourit Shane.
Celia lève les yeux au ciel devant l'insupportable désinvolture de son binôme. Elle ne répond pas. Leur périple commencerait donc au lac de San Luis. C'est une des portes d'entrée vers la zone libre. Les routes entre San Francisco et le lac ont toutes été soigneusement nettoyées et des militaires y patrouillent en permanence. Ce n'est pas le seul point d'accès. San Juan Bautista, une petite ville, plus au Sud, en est un autre. Elle comprend néanmoins qu'en s'engageant vers le lac, ils visent ensuite Las Vegas. Une grosse ville. De grosses emmerdes en perspective. Passer par le sud, de toute façon, n'offre pas un programme beaucoup plus réjouissant. Et puis le chemin est plus direct.
— Viva Las Vegas, marmonne, en guise d'assentiment, Celia Waters.
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Le Continent des Morts
HorrorDans un futur post-apocalyptique, un virus mutant découvert sur une mer de déchets transforme les contaminés en "Enragés" : des êtres rapides, intelligents, et insatiables, bien plus dangereux que les zombies classiques. En quelques mois, l'Amérique...