Un thé chez les fous - III

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Le marquis fut assommé, une fois jeté dans la diligence. Lorsqu'il revint à lui, impossible de savoir le temps qui s'était écoulé. Bien qu'il ne soit plus enchaîné, le chat se réveilla dans une petite cage suspendue dans les airs. L'âtre d'une cheminée illuminait la salle faiblement, tandis qu'un lustre – au-dessus du marquis – projetait une lumière bien plus intense sur le cœur de la pièce.

Juste en-dessous, le matou parvint à voir une grande table de dîner, nappée de blanc et accompagnée de dizaines de fauteuils de velours – tous vides, sauf un. Un cliquetis dérangeant, comme celui d'une centaine de violons brisés, s'échappaient d'un des sièges. Une ombre se tenait là, toute recroquevillée sur la haute chaise. Des bras métalliques rampaient depuis son dos et tenaient, tremblants, une myriade de tasses de thé. Dans les guenilles et les étoffes de ce fou, le marquis distingua plusieurs choses. Une barbe hirsute et sale, des yeux exorbités, un haut-de-forme rapiécé et des joues creusées par les années. Cet homme – s'il pouvait encore être appelé ainsi, car ses bras lui donnaient, à n'en point douter, l'allure d'une araignée – devait être terriblement ancien, ses yeux ne mentaient guère quant à la quantité de choses dont ils avaient été témoins.

Le chat ne bougea pas et ne fit pas le moindre bruit. Il connaissait cette ombre, et il préférait mille fois jouer à la statue plutôt que de devoir interagir avec elle. Malheureusement pour lui, la chose qui buvait le thé en-dessous de lui avait une ouïe si fine et une peur si grande qu'elle dû entendre le battement de ses paupières. À peine quelques secondes après que le marquis de Carabas eut rouvert les yeux, cette carcasse laissa tomber ses tasses de thé et utilisa ses infâmes mains mécaniques pour se dresser si haut qu'elle parvint à attraper la cage. Il la détacha du plafond tandis que le chat, aussi méfiant qu'effrayé, fit de son mieux pour s'éloigner des doigts de fer de la créature. Le marquis croisa son regard. Un regard profond, brisé par des années et des années d'isolation, de peur et d'ostracisme. Des années passées à ronger sa propre folie. Sa pupille ne restait pas en place et son iris changeait constamment de taille. Rien, chez lui, ne rassura le marquis.

Enfin, la créature parla :

— C'est impoli de se réveiller si tard... vous avez raté le thé d'hier, mon cher... Nous ne sommes plus en mars, le saviez-vous ?

Sa voix était rauque, presque mécanique, comme si elle provenait d'au-delà de sa gorge. Le cliquetis d'engrenages accompagnait chacun de ses mots et résonnait contre les murs de la pièce. Ce son désagréable frappa le crâne du chat et lui infligea immédiatement une forte migraine.

— Où est le garçon ? grommela Félix en tenant sa tête entre ses pattes.

— Cela t'importe-t-il ? Il n'est pas avec nous, et il ne le sera pas, pourquoi cela aurait-il un intérêt ? Oubliez ce gamin. Voulez-vous un peu de thé ? J'ai un excellent earl grey juste ici...

La créature lui tendit une tasse que le marquis attrapa, mais il la posa immédiatement sur le sol de la cage. Ses yeux ne quittaient pas ceux du monstre, il ne pouvait s'en détacher, car une odieuse terreur l'y attirait autant qu'elle le repoussait.

— Arrêtez ce jeu ridicule, Ebenezer, l'heure est grav-

— NE M'APPELLE PAS AINSI ! hurla subitement le monstre avec une haine non dissimulée. Ne. M'appelle pas. Ainsi... Je suis... je suis le Chapelier... Rien que le Chapelier...

La créature changea d'expression. Le chat n'y vit qu'une bête sauvage, une monstruosité aux yeux rouges, une carcasse soulevée par le corps d'un autre monstre, fait de métal et de câbles. Le Chapelier secoua la cage avec une telle rage que le marquis crut avoir à faire à quelque animal sauvage et affamé. Il ne restait rien ou presque de l'homme que le chat avait connu autrefois, de celui qui avait permis au Royaume de prospérer un peu plus longtemps.

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