CHAPITRE X

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   Un mois après

     Ça fait déjà plusieurs mois que nous sommes dans cette maison. Jamais je n'aurai pensé m'y habituer. Au départ, dormir était source d'angoisse. J'avais beau avoir vu les avions militaires d'une couleur noir à s'en retourner le ventre, j'avais toujours ce sentiment bloqué en moi : que ce cauchemar finisse par revenir nous troublé pour incendié notre paix.
   
    La petite Opale, moi et le jeune soldat de deux ans mon aîné. Car oui, il a commencé à apprendre ma langue grâce aux manuels de français qu'on a retrouvés dans les étagères de cette maison à l'abandon. En voyant tous ces professeurs que j'ai côtoyé tout au long de ma scolarité, jamais je n'aurais pensé devenir comme eux. Surtout en langue. Je suis une quiche en langue. J'ai tenté d'apprendre le coréen, seule, car à mon école on n'avait pas cette possibilité. Enfin, je me surprends à être doué pour lui faire apprendre ma langue. Puis, même si je reste méfiante, ça me permet d'en apprendre plus sur lui. Non sur ses passions où ce qu'il faisait autrefois, avant cette foutue guerre. Car il en dévoile peu. Et je pense que jamais je n'en saurai plus. Il faudrait déjà que je comprenne le Russe et qu'il parle ma langue. Mais là, je parle plutôt de son caractère. Évidemment, je n'ai jamais été doué pour cerner les gens ou bien trouver les mots pour définir ce qu'ils sont, leurs attitudes ; comment ils se comportent. Mais j'ai appris une chose de lui pendant ces cours, c'est qu'il avait déjà commencé à apprendre ma langue natale. Il n'a rien dit d'autre comme, pourquoi a-t-il arrêté ? J'imagine que les circonstances de la guerre ont fait qu'il n'a pas pu.
   
    Concernant la jeune Opale, je n'ai jamais eu aucun problème avec elle. Dès que je l'ai vu, je me suis entendue avec elle. Après tout, je n'ai jamais eu de difficulté particulière à m'entendre avec les plus petits. Avant que tout devienne ruine, que la société disparaisse, je n'arrivais pas à me rapprocher des gens de mon âge. Il y avait comme une barrière infranchissable qui m'éloignais d'eux. Peut-être à cause du fait que j'ai redoublé. Le redoublement est une chose infernale qui nous éloigne des autres. On se sent inférieur, stupide et débile. C'est de là qu'est née une nouvelle honte, celle de dire que j'ai redoublé le CE2. Tout ça à cause des maths.
    
     Depuis que nous sommes ici, on survit. Alexeï reste vigilant, toujours sur ses gardes. Et ce n'est pas étonnant, c'est un militaire. Puis il le faut bien car pour le moment, en ville, c'est calme. Aucun danger dans les environs, du retour de l'armée en noir. Oui, je les appelle comme ça. Car c'est de cette couleur que je les vois. Un noir taché de sang.
   
    Dès la première semaine, il m'a appris à manier une arme. Que ce soit un couteau ou bien un pistolet. La jeune adolescente que j'étais a encore coloré mes joues de rouges lorsqu'il a collé son torse contre mon dos pour me positionner.
  
     La deuxième semaine, on a commencé à manquer de vivre. Il faut dire que la famille qui habitait là avait laissé de quoi tenir seulement sept jours. Alors avec le jardin et l'éclairage parfait, on a dessiné dans la terre et on a commencé à planter. Depuis, ça pousse. Lentement mais sûrement alors, en attendant, Alexeï partait quelques heures en ville. Car la première semaine, il avait déjà fait un premier repérage et certaines habitations ou magasins de nourriture étaient intactes. Une véritable aubaine pour nous. Cependant, dès que je le vois partir, je ne cesse de m'inquiéter. C'est probablement la culpabilité qui crée cet effet. L'avoir mal jugé, presque faillit le tuer, me pèse encore sur la conscience. Il fait tellement pour nous, notre survie. D'autant plus que j'y ai pensé, pas plus tard que la semaine dernière, au danger qui se profile dans son dos. C'est un vagabond, une personne qui a fui la guerre ou plutôt trahi sa patrie. Je me demande bien pourquoi d'ailleurs. La chose que j'espère c'est que les militaires ne reviennent pas. Ils pourraient le tuer pour trahison.
 
    Nous sommes donc un mois plus tard après tous ces événements. Un mois jour pour jour. C'est dingue car il y a un mois, je ne pensais pas que j'allais survivre autant de jour. Au fond, ces mots auquel j'ai pensé étaient lâchés comme du bétail seulement pour me rassurer et me donner la force de continuer.
  
    Actuellement, je traîne devant l'étagère remplie de livres. Il y en a beaucoup que je n'ai pas lus. Ils ont tous l'air intéressant seulement, je ne me sens pas d'humeur à lire ces bouquins là. C'est dommage que la Fnac ait été détruite. Mon seul plaisir est ruiné à jamais. Il faudrait que j'aille dans d'autres villes mais c'est trop dangereux.
— Charlie ! Alexeï est revenue, s'écrit la petite Opale toute excitée et souriante.
    
    Sa main s'empresse de saisir la mienne, et avec ses petites jambes, elle me guide jusqu'à l'entrée. Par la petite fenêtre poussiéreuse juste avant, j'aperçois la silhouette du jeune homme. Son sac sur le dos.
  
    Lorsqu'il passe le pas de la porte, les sueurs sur sa peau me laissent fébrile. Il va vraiment falloir que je fasse quelque chose de toutes ces hormones. C'est l'adrénaline qui devrait me dominer et non…ça. Dans les histoires de survie, on n'en parle pas de ça. Des beaux…des hommes…dans tous les cas je vais le penser à ce mot alors autant que je le dise : bel homme.
   
    Je suis vraiment une piètre survivante encore frivole malgré la situation.
      
    La main noirci par la terre d’Alexeï caresse le crâne de la petite Opale qui s'empresse de le prendre dans ses bras. Face à ce tableau, j'ai l'impression d'être face à une enfant et son grand frère.
         C'est mignon.
    
    Soudain, les yeux de ce dernier viennent se déposer sur moi. Il a un visage si sérieux que je me mets à déglutir comme une idiote. Il ne perd pas de temps pour me dire de vive voix avec son petit accent :
— Suis-moi, il faut qu'on parle.
   
   Le timbre de sa voix germe en moi une bombe en ébullition qui palpite et grimpe en moi. Ce n'est plus l'adolescente qui pense mais bien l'adulte que je suis, la jeune adulte, la survivante.
   
    Alors en silence et sans rechigner, je le suis tandis qu'il fait comprendre à la fillette qu'il a besoin de s'entretenir seul avec moi. Bien que mature pour son âge, j'y décèle une inquiétude dans son regard qui attendrit mon cœur autant qu'elle fait monter mon angoisse.
  
    Le blond m'amène dans le bureau avec toutes ces étagères remplies de documents, d'encyclopédie et de dictionnaire. C'est d'ailleurs ici qu'on a trouvé les manuels de français.
  
   D'un pas ferme, sérieux et décidé, il s'installe sur une chaise et m'invite à m'asseoir en face de lui. Ses doigts pianotent les accoudoirs tandis que, avec son autre main posée sous son menton, son index glisse de droite à gauche sur sa lèvre inférieure. Il finit enfin par me regarder et je me fige à l'état d'une statue. Mais les premiers mots qu'ils prononcent sont biens plus terribles que son simple regard, froid et dur.
— Nous ne sommes plus seules.
       
  Ils sonnent comme la fin d'une paix qui n'aura duré qu'un mois.

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