À ce moment-là, plusieurs pensées me viennent. Des pensées qui m'empêchent de bouger ou même de réagir. Des gens. D'autres gens seraient aussi en ville. D'autres gens que nous. Je n'arrive pas à m'imaginer des gens bons. Je ne pense qu'à des ennemis, des envahisseurs venus pour le sang sur leurs armes. Car l'air qu'il affiche avec tant de sérieux lorsqu'il me l'annonce ne me donne pas l'impression qu'il s'agit d'une bonne nouvelle. Les armes à feu tirées, les avions de chasse qui nous scrutent. Ces sons, ces bruits assourdissants restent ancrés dans ma tête.
— Je ne sais pas qui ils sont. Mais ils sont là, prononce-t-il avec son petit accent.
Je hoche la tête malgré moi, les yeux dans le vide. Donc même lui il ignore quelle est la menace. Cependant, je sens à son regard qu'il a une autre chose à me dire.
Je déglutis.
Lui non. Mais il semble réfléchir à ses mots. Essayer de traduire ce qu'il pense en français dans un coin de sa tête mais sans succès. Cependant, heureusement, Opale a commencé à m'enseigner la langue des signes. Lorsque je lui fais comprendre en enchaînant sur des gestes, ses yeux sont écarquillés avant de se replacer comme avant puis lui aussi, finit par enchaîner sur des signes. Simple mais compréhensible. Et pourtant, je reste dans le déni lorsque je comprends le tout, ce qui m'effraie.
Si j'en fais la traduction : Toi, moi, chacun notre…tour…extérieur.
Je me fige. Mes doigts, crispés, s'infiltrent dans les coussins de ma chaise comme un corps qui se laisse fondre dans le sable mouvant.
C'était évident. Je suis majeur, deux ans de moins que lui. Entre nous trois, nous sommes les plus grands. Alors, je ne pouvais pas me reposer indéfiniment sur lui. Il ne peut pas s'occuper tout seul d'aller dehors…je dois aussi me jeter à l'eau.
Sans un mot, je me lève.
Sans un mot, il ne me retient pas.
Mais son regard pèse sur mon dos.
Je m'enferme dans la chambre, avachi comme une crevette sur le siège en mousse. Seule, à réfléchir sur la situation. Je suis partie, comme ça. Je m'en veux. Je m'en veux d'avoir aussi peur. Si peur de devoir aller à nouveau dehors comme la fois où je suis sortie des décombres de mon lycée. Je me sentais si seule dehors. L'adrénaline était là pour m'aider mais sera-t-elle encore présente ? Je sais qu'on a besoin de se nourrir. D'eau et d'autres choses. Jusqu'ici, il y est toujours allé, se mettant en danger pour nous. Alors que nous ne sommes rien. Clairement. Il n'avait pas à me sauver. J'ai tenté de le tuer. La petite Opale, je comprends. Elle est jeune. Trop jeune pour connaître la mort. J'imagine que s'il me dit ça, que je dois aller dehors aussi, c'est pour que ce soit plus égal et que je ne reste pas avec la cuillère d'argent dans la bouche à me prélasser dans cette maison.
Soudain, une petite main toque sur la porte en bois. La jeune fillette franchit le pas pour venir vers moi s'asseoir à côté.
— Tu as un nom ?
Sa question me laisse dubitatif comme un doux mélange d'incompréhension. Je suis tellement focalisé sur l'annonce d’Alexeï que partir sur un autre sujet me ramène brusquement à la réalité.
J'acquiesce.
— Bien sûr…
— Quel est le tien ? Moi c'est Manchester.
Mes lèvres se décalent sur le côté dans une petite moue gênée. Je connais mon nom. Seulement, il me rappelle ces gens que je ne reverrai probablement jamais.
— À quoi ça sert que je le dise ? lâché-je attristé. Plus rien n'existe... Peut-être que je n'ai plus de ma famille. Sans famille, pas de nom.
— Si tu gardes ton nom de famille, c'est comme s'ils continuent d'exister, dit-elle avant d'inspirer de son petit nez, moi je garde le mien. C'est comme s'ils continuaient d'exister. Les Manchester vivront encore, tant que je penserai à eux.
Cette petite est si innocente que je veux protéger ce qu'elle possède et que j'ai perdu à cause des aléas de la vie et des circonstances qui font que nous sommes dans une maison avec une ville brisée plus loin. Tout est consumé. J'ignore l'état de mon pays. Pas que ça m'importe vraiment. La majorité des gens me sont inconnus et la plupart sont des connards qui méritent de crever pour leur égoïsme. Enfin, c'est juste histoire de voir les dégâts. Mais si je les vois, peut-être bien…non. C'est fort probable que je sois clouée sur place pour me demander comment vais-je survivre. Ça laissera place au désespoir.
Et alors que je pense encore, je suis le regard de la jeune fille pour tomber sur Alexeï qui est appuyé sur l'encadrement de la porte. Les bras croisés, à nous observer en silence. Son visage est différent. Il n'est pas dur comme tout à l'heure. Son regard est plus doux comme compréhensif.
Je souris à la petite Opale avant de me hisser hors du siège et me diriger vers le blond. Dans des signes maladroits que m'a appris Opale, j'exprime mon consentement : c'est d'accord.
Il faut bien qu'un jour le courage se montre enfin à ma porte pour me faire avancer et oser braver les flammes qui m'ont tant clouée au sol. Je dois me défaire de ces visses qui m'empêchent de vivre. Dans ce cas, c'est la survie. Je dois y aller. Il m'a sauvé. Deux fois. Je lui dois bien ça. Je ne me sépare pas de mon bouclier, mais je baisse au moins mon épée face à lui pour la rangée.Le soir, lorsqu'on est tous assis à table en mangeant le peu de nourriture qu'on a dans l'assiette, la jeune Opale mange sereinement mais je sens le regard du blond sur moi de temps en temps. Introvertie, tout mon être est déstabilisé comme si sa peau touchait la mienne alors qu'il est seulement à un mètre de moi. Les rouges ont sûrement dû apparaître sur mes joues.
Demain, je dois y aller. Demain matin, marché tandis qu'ils dormiront. J'ignore si je suis prête mais serais-je prête un jour ? Jamais. Autant se jeter un l'eau, une chose que je n'ai pas l'habitude de faire. Mon tempérament est plutôt passif, je me contente du strict minimum et je laisse les autres faire un maximum lorsqu'ils se proposaient. Cette fois, c'est à mon tour d'y aller.
C'est mon corps qui sort en premier de la table pour débarrasser. C'est dans le noir que je me pose sur le lit. Dirigé sur le plafond intact, pour l'instant, je réfléchis à demain et ce qu'il pourrait m'arriver. Mon estomac prononce des gargouillis qui chatouillent mon estomac et résonne dans ma gorge.
J'inspire une grande bouffée d'air avant de rejoindre Morphée sur la lune parmi les multiples étoiles qui paillettes le ciel.***
Mes yeux s'ouvrent sur ce même plafond, quand je tourne la tête, j'aperçois la jeune Opale dormir. Encore fatiguée, mes bras me hissent pour m'asseoir et mes jambes pivotent pour retomber sur le sol gelé.
Un soupir s'échappe de ma gorge.
J'enfile mes chaussettes puis mes chaussures et dès que je sors de la chambre, je tombe sur Alexeï avachi sur l'une des chaises de la table à manger. Au son de la porte qui se ferme, sa tête se tourne vers moi.
Mes membres palpitent et la boule vient s'affaisser dans mon ventre pour me recroqueviller. Je commence à avoir peur alors que je ne suis même pas sortie.
Il se lève et saisit le sac qu'il a l'habitude de prendre lors de ses expéditions. Je tends mes mains mais il s'avance pour se positionner derrière moi et mettre le sac sur mon dos. Ses mains frôlent mon bras et le stress s'implante en moi à petit feu. J'ai l'impression d'être une enfant, de l'âge d’Opale ou un peu moins, à qui on met son sac pour la maternelle. Mais je me doute qu'il ne s'agit pas de ça. Il les a vu, mes mains tremblaient à l'agonie.
De nouveau face à moi, il me tend l'arme. Ça me rappelle la fois où il est venu vers moi. Il m'a simplement donné l’arme pour me faire comprendre qu'il allait m'apprendre à me servir d'une arme. Cette fois-là, j'étais perdu.
Le temps se fige à l'instant où mes pupilles croisent les siennes. Un échange visuel intense qui arrête les secondes. Les larmes me montent soudain aux yeux, mais je résiste sauf que…sa main tape amicalement mon épaule. Je débloque mes poumons, inspire à fond puis ma tête s'abaisse une seconde pour lui faire comprendre que c'est bon…ça va aller…je vais y aller.
Il m'ouvre la porte et lorsque je la franchis, le froid glace mes entrailles pour refroidir mes peurs et mes craintes. Je ne laisserai pas la mort me dominer.
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ÉCARLATE
AksiAlors qu'elle se réveille, Charlie désespère au milieu de ces décombres. Malgré elle, la vie a voulu qu'elle reste sur terre au milieu de ce chaos tandis que ses camarades sont morts... Selon vous... va-t-elle rester sous les décombres ou se hisse...