Chapitre 20 : tous les chemins mènent à la fatalité

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Plus nous avancions à travers cet étroit et harassant chemin, plus l'arrivée nous paraissait hors de portée, lointaine, inaccessible. Pour ma part, je regardais droit devant moi sans ne jamais quitter des yeux ce qui me semblait être la fin du sentier, éclairée par les étoiles qui commençaient progressivement à faire leur apparition dans le ciel qui s'obscurcissait lentement, lestement. Aucun d'entre nous ne parlait, le silence nous avait envahi et seuls nos pas raisonnaient en écho parmi la forêt qui nous entourait. J'avais sans cesse cette horrible impression qui me tiraillait, qui m'oppressait, cette impression absurde que j'étais entrain de vivre un de mes cauchemars les plus angoissants. Ce sentiment ne me quittait plus et semblait grandir en moi à mesure que j'avançais dans la pénombre de l'enfer.

Alors c'était cela... Le Damned Path, il portait son nom à merveille. En cet instant tout prenait son sens : les peurs des élèves, la légende, la réaction des professeurs, les mises en gardes. Je me surpris même à repenser à mon nom gravé sur la vieille porte en bois, à John, à Mélissande Brook et à ces quelques mois incohérents dans un internat insolite. Je repensais à ces soirées au Student Lounge, à mon amitié pour Sacha, mon amour pour Jason Landley...Je revoyais absolument tout, les cours, la bibliothèque, les jardins, je me revoyais, moi, le soir du bal, dansant au milieu d'une foule d'élèves apprêtés, des tourbillons de danseurs, des visages heureux sous un plafond doré, des pieds endoloris par des talons aiguilles hors de prix, de la musique, de somptueux décors... Le fait de voir sa vie défiler devant soi n'était-il pas un présage de mort ? Pourquoi ne me revoyais-je pas lorsque j'étais enfant ? Pourquoi revoyais-je seulement mes moments passés à Blossomwood ? Peut-être était-ce cela le bonheur, peut-être était-ce les meilleurs souvenirs que je possédais.

-C'est ici, déclara Elen d'une voix plus cassée encore qu'à l'ordinaire.

Sans lui poser la moindre question, je sus aussitôt à quoi elle faisait allusion lorsque j'aperçu dans un coin d'ombre, un unique banc, isolé, égaré, planté dans un sol rigide sur lequel une herbe verte et abondante avait poussé incommensurablement. A côté, à quelques centimètres seulement, se trouvait une fontaine joliment décorée dans laquelle coulait un mince filet d'eau qui produisait un son léger, donnant par la suite une dimension utopique au lieu qui nous entourait. Je cru reconnaître le jardin d'Eden qui se trouvait au cœur même du chemin de l'enfer. L'espace n'était pas en friche, mais n'était pas non plus entretenu d'une main d'homme, les plantes avaient poussées de façon délirante, sous l'anarchie complète de la nature et la lueur du croissant de lune mettait en avant ce travail indomptable.

-On dirait qu'il... Qu'il y a quelqu'un sur ce banc, souffla Sacha dans un murmure à peine audible, vous croyez que c'est... Que c'est elle ?

Comme pour vérifier ses dires, je risquai alors un rapide coup d'œil examinateur vers le banc plongé dans l'ombre des grands arbres et je pus en effet reconnaître une silhouette imprécise qui y était assise, immobile, esseulée, recouverte d'une grande couverture noire qui la camouflait entièrement et se gonflait sous chacune de ses respirations. Était-ce humain ? Était-ce autre chose ? Nous ne le savions guère et nous n'osions plus dire un mot. La vision de cet être imperturbable, impénétrable qui se trouvait devant nous avait suffit à nous glacer le sang qui avait coulé quelques secondes plus tôt à l'intérieur de nos veines palpitantes, et en cet instant, nos petit corps nous semblaient tous vulnérables.

Était-ce cela l'enfer ? Était-ce Mélissande Brook qui se trouvait devant nous, dissimulée sous ce drap sombre ? Devions-nous croire à l'irrationnel à présent ? à la démesure ? Nous pouvions affirmer ce que nous voulions, mais cette nuit là, je me trouvais à l'intérieur même d'un de mes nombreux cauchemars. Je repensai alors au rêve étrange que j'avais fait la nuit précédente, celui dans lequel la neige avait brûlé, le feu avait fondu, j'avais vu tout cela, j'avais vu l'avenir, il s'agissait là du même cadre spatial, des mêmes protagonistes, de la même incohérence. Je compris alors ce qui m'avait échappé jusque là : j'allai mourir cette nuit, j'allai tomber dans un profond et éternel sommeil, entre les bras de la mort qui se trouvait déjà devant nous.

BlossomwoodOù les histoires vivent. Découvrez maintenant