Chapitre 1

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- Leyla chérie, le caramel est bientôt prêt ?

La voix chaleureuse de tante Wadiha me tire soudainement de mes rêveries. Je pousse un petit cri en découvrant que le précieux contenu de la casserole est en train de virer au brun. Vite, j'éteins le réchaud à gaz et avec le bout de mon index, je projette une goutte du liquide brûlant sur le côté d'une tasse à café. Si la goutte coule, c'est que c'est trop tôt. Si elle coagule aussitôt, c'est que le caramel est juste au point. Et c'est le cas. Vite je presse le jus d'un citron au-dessus du mélange et je le brasse vigoureusement avec une cuillère en bois. Je soulève plusieurs fois la cuillère, des filaments couleur de miel s'étirent paresseusement. Ouf ! J'ai réussi à sauver la précieuse mixture, ce « caramel » à l'appellation trompeuse de douceur. Car c'est une cire au sucre, destinée à épiler les clientes du salon de beauté de ma tante Wadiha !

- Masa' al kheir ! Bonsoir mesdames, votre bourreau préféré arrive !

Quand j'entre dans le cœur du salon de beauté, les clientes s'agitent et caquètent comme des poules effarouchées par l'intrusion d'un renard affamé. C'est le rituel du jeudi soir, se faire belle avant le week-end qui en Égypte a lieu le vendredi et le samedi. Des mains aux ongles fraîchement manucurés et vernis dansent au rythme des rires et des tendres malédictions qui pleuvent sur ma tête tandis que je distribue le caramel aux esthéticiennes.

- Pourquoi le malheur arrive-t-il par les mains de la plus jolie fille du Caire ? glousse Oum Ali en faisant tressauter ses généreux plis de graisse, dont chacun selon la tradition mesure la fortune et l'amour de son mari.

- Il faut souffrir pour être belle, Habibti ! s'esclaffe Sitt Dounia. Laisse donc la petite tranquille !

- Alors il paraît que tu as un amoureux ? chuchote - aussi discrètement qu'une rafale de Kalachnikov - Patil Papazian en roulant ses yeux avides de ragots.

Et c'est parti pour un interrogatoire en rafale et en règle... Pourquoi tante Wadiha a-t-elle besoin de raconter ma vie aux clientes ? Je me sens rougir comme du piment !

« Il est mignon le prince charmant ? Il a une bonne situation ? Si c'est un américain, il n'est pas divorcé j'espère ? Comment il a fait sa demande de mariage ? C'était romantique ? Il a son propre appartement ? Vous voulez combien d'enfants ?... »

Combien d'enfants ? Mais on n'est pas du tout là, John et moi ! Il m'a juste donné un coup de main pour des recherches historiques sur le net parce que c'est un pro de l'informatique et moi je suis nulle, invitée à déjeuner au campus, proposé de me ramener dans sa Simca 1000 pourrie après les cours... Il voulait même m'emmener ce soir à Alexandrie ! J'ai refusé bien sûr, mais pour qui il se prend ? Pour un prince charmant dressé sur son cheval blanc surgi du néant pour trancher d'un seul coup de sabre la tête du dragon hyper méchant ? Déjà dans mes rêves d'enfant, je faisais tomber le prince charmant de sa monture et je m'enfuyais sur le dos de son cheval dans une chevauchée fantastique et infinie. Je n'ai jamais eu besoin d'un prince charmant pour me débrouiller dans la vie et ce n'est pas maintenant que ça va commencer !

Pour vite changer de sujet, je demande aux clientes ce qu'elles souhaitent pour les réconforter après l'épreuve du caramel : une citronnade, du thé, du café, du Karkadé aux fleurs d'hibiscus du Soudan ou juste un verre d'eau... avec le célèbre plateau de « baisers sucrés » de ma tante. Des mini-portions pour la culpabilité, mais de baklawa, mehallabeyya, basboussa ou atayef, gorgés d'un épais sirop à la fleur d'oranger : du maxi-gras-sucré...

Je m'affaire dans la cuisine pour préparer les plateaux de douceurs, tout en guettant l'horloge accrochée au mur. Je soupire, encore une bonne heure avant la fermeture du salon, et ensuite, à moi la liberté ! Pourtant j'apprécie tellement l'ambiance du salon, ce havre de paix où musulmanes, druzes, chrétiennes et juives ont adopté le pacte tacite d'ignorer les différences de religion pour savourer cette pure complicité de femmes. Si seulement nos dirigeants masculins, les cyniques, les tyrans, les exaltés et les sexistes pouvaient goûter à cette sagesse, qu'est-ce que le monde en serait meilleur ! Je hausse les épaules à cette pensée impossible et j'envoie un baiser imaginaire à ma merveilleuse tante, qui mériterait le prix Nobel de la paix ! Je lui suis tellement reconnaissante de me faire travailler dans son salon dès que j'ai terminé les cours à l'Université Américaine du Caire. Avec les généreux bakchichs , les pourboires des clientes, qui se rajoutent à mon salaire et à ma bourse d'études, mes études ne coûtent rien ou pas grand-chose à mes parents. Et je peux étudier ce dont j'ai toujours rêvé : l'archéologie et notamment l'égyptologie, cette science qui permet de décrypter la prodigieuse civilisation de l'Égypte. Qui a dit que c'étaient des métiers réservés aux hommes ?

Enfin la journée et la semaine s'achèvent. Le salon est rangé, astiqué et brille comme un sou neuf. Je quitte ma blouse blanche, enfile Jeans, T-shirt et baskets et attache mes cheveux en chignon serré pour pouvoir les cacher sous mon casque. Je profite du fait que je n'ai pas beaucoup de formes pour me faire passer pour un garçon, tous les Égyptiens n'étant pas aussi ouverts et tolérants que ma famille. Il faut dire que ma mère est une musulmane qui a épousé un Américain catholique passionné d'ornithologie, et sa sœur, tante Wadiha, a épousé un copte, c'est-à-dire un chrétien orthodoxe, de la première église égyptienne fondée en l'an 40 par l'apôtre Marc. Ça n'a pas dû être facile à leur époque mais elles ont tenu bon, et je suis fière d'elles. Moi aussi je me marierai par amour, si je rencontre un jour l'homme de ma vie ! Mais en attendant ce jour hypothétique, je savoure ma « liberté » de garçonne. Et pour enfourcher un scooter ou un cheval, on est bien mieux en pantalon !

Ma tante fourre dans mon sac à dos un gros paquet enveloppé de papier aluminium : c'est le doggy-bag de baisers sucrés qui ont échappé à la gourmandise des clientes, se justifie ma tante. Mais je sais qu'elle en prévoit des quantités astronomiques le jeudi, histoire d'engraisser sa nièce ! J'embrasse tendrement ma généreuse tante, qui me recommande d'être bien prudente sur la route, et je file dans la cour arrière, où je démarre mon vieux scooter un tout petit peu débridé. Oui c'est John qui l'a bricolé vu qu'il est aussi bon mécano qu'informaticien, mais bon passons, on va arrêter de parler de lui !

Chevaux de légende Tome 2 :Amira, Princesse d' ÉgypteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant