Non, LA retrouver, cette jument farouche, aussi insaisissable que la lune. Je progresse lentement dans le canyon, écartant joncs, branches de tamaris et broussailles d'Halfa touffues. Pour me donner du courage et pour familiariser la jument à ma présence, je fredonne une berceuse égyptienne dont la mélodie me revient, mais pas les paroles. Alors j'improvise sur cette mélodie des mots réconfortants pour rassurer la jument. Peut-être que ça marchera ?
Elle a décidé de jouer à cache-cache. Dès que je me rapproche d'elle, ses muscles frissonnent sous son pelage et elle s'éloigne, mais je la sens attentive, sa curiosité sera-t-elle plus grande que sa crainte ? Toujours en chantonnant, je continue d'avancer à sa rencontre, et cette fois, je parviens à me rapprocher à moins de trois mètres. Sous la masse incroyable de son toupet, un rayon de lune se reflète un instant dans ses grands yeux noirs tandis que ses naseaux palpitent et que ses oreilles tournoient, indécises, comme des girouettes prises dans des vents contraires. Instinctivement, je décide de ne plus bouger, pour ne pas briser cet instant magique. Je poursuis ma mélopée, tout doucement, en admirant l'élégance de la jument, son chanfrein concave, son port de queue élevé, sa musculature si fine et sa longue crinière soyeuse. Elle a l'allure et la noblesse des pur-sang arabes égyptiens, si recherchés dans le monde des courses. Une Amira , une vraie princesse. Que fait-elle toute seule dans ce canyon hostile ? S'est-elle enfuie d'un élevage ? L'a-t-on maltraitée ?
Cette fille de la lune est prête à fuir au moindre nuage, au moindre froissement de feuillage, pourtant par intermittence, son encolure ploie, sa tête s'incurve à peine vers le sol. Si seulement j'avais une pomme ou une sucrerie à lui offrir, elle oserait peut-être se rapprocher ! Lentement, et sans la quitter du regard, je dirige ma main vers la poche arrière de mon Jeans, allez savoir ce qui pourrait s'y trouver, d'un loukoum écrabouillé à un sucre emballé rescapé du self de l'université ? Mais ce simple mouvement suffit à réveiller sa crainte ancestrale du prédateur et la jument farouche s'enfuit à nouveau en couchant les oreilles en arrière, et en lançant une ruade de défi. Je crois qu'elle ne reviendra pas vers moi et un chagrin d'enfant me submerge, comme quand on doit s'arracher à un rêve merveilleux.
Je pousse un gros soupir, étire mes membres engourdis et essaie de revenir à une réalité beaucoup moins enchanteresse. C'est la nuit et je me trouve sans aucun moyen de communication ni de transport, quelque part sur les contreforts rocheux du Wadi el Natroun , vallée qui doit son nom à sa richesse en Natron, ce sel géologique antiseptique et absorbant indispensable à la momification dans l'Égypte ancienne. Aujourd'hui, on s'en sert dans la fabrication du verre et les récoltes des cristaux ont lieu deux fois par an sur les rives des lacs salés que j'entraperçois au bas de la vallée. J'envisage de me diriger vers les lacs pour trouver de l'aide, mais si c'était le moment de la collecte du Natron, j'apercevrais des lumières dans les campements des saisonniers recrutés pour ce dur travail. Or les seules lueurs qui émanent des lacs sont les reflets des astres nocturnes. Donc je devrais escalader le flanc de la montagne pour tenter de retrouver une route à peu près goudronnée, ou continuer à suivre l'oued desséché en espérant trouver une issue. Comme je n'ai jamais été douée pour l'escalade, je choisis de continuer l'oued. Si autrefois un torrent a creusé ce lit pour rejoindre les eaux du Nil et se jeter dans la Méditerranée, je finirai bien par atteindre la mer moi aussi... allez, courage !
Je n'en peux plus, je meurs de soif, j'ai l'impression que ça fait des heures que je marche et que je n'ai fait que tourner en rond. Zut ! Je trébuche pour la centième fois et je me retrouve face contre terre, comme une pauvre galette de pain tombée du four. Je ne sais pas si c'est le contrecoup de l'accident mais c'est comme si une digue se rompait et des sanglots de découragement me submergent. J'aurais presque envie de rester allongée là, de pleurer toutes les larmes de mon corps et me laisser mourir. J'ai l'impression de divaguer, d'appeler à l'aide dans mes sanglots mes parents, ma tante Wadiha, John, Amira , quand un son de branches qui craquent à proximité m'arrache à mon abattement en me balançant une décharge d'adrénaline. Derrière moi, quelque chose se rapproche. S'arrête. S'avance à nouveau, me renifle la main. Une grande joie remplace ma terreur. À travers la mèche de cheveux qui recouvre mes yeux, J'ai reconnu Amira , la jument blanche, je sens son souffle et la caresse de sa longue crinière sur ma main, mon bras. Là elle s'avance encore, me pousse de son bout de nez en poussant un hennissement étouffé, comme si elle voulait me forcer à me réveiller, à me lever. Je frémis et elle recule. Alors le plus doucement possible, je me roule sur le côté, je me redresse sous son regard inquiet. Mais elle ne s'enfuit pas. Je lui murmure des mots tendres, me relevant lentement pour ne pas l'effrayer. Mais quand je m'avance vers elle, elle secoue la tête et fait quelques pas en arrière.
- Ne t'en va pas, Amira , s'il te plaît !
Elle m'observe longuement, immobile, avant de tourner sur elle-même et de faire un pas, puis un autre, en avant. Elle tourne la tête vers moi, piaffe du sabot. Je crois qu'elle m'attend, qu'elle veut que je la suive. C'est ce que je fais. Elle avance, m'attend, et je la suis du mieux que je peux. Où est-ce qu'elle veut m'emmener ?
Bientôt, il me semble entendre à nouveau un murmure aquatique, qui titille ardemment ma soif. Ce doit être une illusion, car maintenant la végétation s'est raréfiée et desséchée, la caresse des feuillages ressemble plus à des griffures de chauves-souris qu'à un massage d'huile au hammam après les bains de vapeur... Je ferme les yeux et me concentre sur ce friselis léger, lointain. Un filet d'eau qui s'égoutte le long d'une paroi, ricoche de goutte en goutte, se rassemble en sons plus mats, plus profonds, se poursuit en gargouillis. Amira , elle, semble s'impatienter. Elle tape du pied, m'enjoignant de me remuer. Maintenant elle me guide vers un étroit sillon qui quitte le lit de l'oued pour remonter en serpentant entre des rochers, vers un bloc rocheux titanesque, à face lisse et entouré de broussailles. Je m'arrête, interloquée : comment vais-je traverser ce bloc ?
Amira trépigne, tournoie et finit par se positionner derrière moi, me flanquant un coup de tête dans le dos pour que j'avance. Je m'exécute et avance dans ce sillon, réalisant que l'écho de l'eau augmente en intensité. Alors je me retourne vers Amira , comprenant qu'elle m'a guidée vers une source. Mais elle est loin derrière, et elle hoche la tête avant de pousser un doux hennissement et de repartir en sens inverse. À moi de me débrouiller maintenant, semble-t-elle me dire.
Me voici devant le bloc rocheux, mais la source d'eau reste invisible. Je décide de grimper encore un peu et de coller l'oreille contre la paroi, car l'écho des gouttes d'eau est vraiment plus fort par ici. En soufflant, je piétine des haies d'épines, m'approche de la paroi et m'accroche à une anfractuosité. Je me hisse sur la pointe de mes baskets pour rapprocher mon oreille, quand soudain je dérape sur des petits cailloux, repars en aval et me retrouve à quatre pattes sur un lit de racines dures, d'épines et de caillasses. La douleur au genou se réveille, s'ajoutant à la brûlure dans mes paumes, et je peste contre ma maladresse tout en m'appuyant d'une main sur la paroi pour me relever. Mais à part quelques ronces griffues ma main ne rencontre que du vide et je bascule tête en avant vers d'inquiétantes ténèbres...
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Chevaux de légende Tome 2 :Amira, Princesse d' Égypte
FantasyLes chevaux légendaires sont des chevaux extraordinaires et héroïques. Il en existe 5 différents. Chacun provient d'un pays particulier et a son propre tempérament. Ceci est la suite de "Cheval de Glace"