Le journal d'un colporteur

Victor

11 avril 1914

Je n'ai pas pris le temps d'écrire depuis quelques semaines car je voulais profiter de ces instants avec ma famille. J'ai eu beaucoup de travail, les marchandises rapportées de Chambéry se sont bien vendues en particulier les almanachs. Jeanne a été très efficace pour me seconder, elle a le sens du commerce cette petite ! J'ai pu ainsi gagner plus d'argent que l'année dernière, cela va nous assurer un peu de confort et de tranquillité d'esprit pour les mois à venir.

29 avril 1914

Ce qui m'inquiète désormais, c'est que prochainement Victor aura vingt ans. Il devra partir pour trois ans faire son service militaire. Depuis août dernier, les jeunes du village âgés de 19 ans, ont l'obligation d'aller se faire recenser à la mairie de Bessans. A l'époque, son incorporation m'avait paru lointaine, mais maintenant cela se rapproche. Le contexte politique est bien tendu en ce moment. Nous avons appris que la durée du service militaire était passée de deux à trois ans. Je m'imagine déjà Victor revenant à Avérole en 1917 à l'âge de 23 ans.

19 mai 1914

9h :

Aujourd'hui je suis en quête d'un cadeau pour les vingt ans de Victor donc je suis descendu à Bessans pour cette occasion spéciale !

Je trouve dans une boutique un véritable couteau Suisse et une nouvelle paire de chaussures qui feront sûrement son bonheur. Je vais aussi passer dans une épicerie afin d'acheter les ingrédients nécessaires pour le gâteau de demain. Ensuite, je rentrerai au chalet en veillant à ce que Victor ne remarque pas les cadeaux car il croit que j'y suis allé pour voir un ami souffrant !!!

16h :

Le retour à la maison est un moment de bonheur pour les yeux. Il ne faut pas oublier d'admirer la montagne. Elle est parfois rude et violente mais elle sait aussi nous offrir de magnifiques tableaux : quelques sommets sont encore enneigés et contrastent avec le bleu du ciel, le vert tendre des alpages et les coloris doux et joyeux des crocus qui tapissent les pentes herbeuses.

J'arrive enfin à mon chalet, Jeanne est dehors et je lui demande de distraire Victor afin que je puisse ranger ses cadeaux le plus discrètement possible.

Je les cache sous le lit bien au milieu pour que Paul ne puisse pas les attraper et les ouvrir dès que nous aurons le dos tourné !

20 mai 1914

9h :

Maintenant que toute la petite famille est réveillée, nous allons pouvoir préparer l'anniversaire de Victor, il est parti pour la matinée chez un ami conscrit et nous pourrons préparer le repas en son honneur. La table est dressée avec nos plus beaux couverts et assiettes, de jolies serviettes. Les cadeaux soigneusement emballés par Élisabeth sont disposés sur la table en attendant que Victor les ouvre. Paul rôde autour de la table, Juliette s'accroche au tablier d'Élisabeth en quête d'une douceur à grignoter et Jeanne veille sur tout ce petit monde avec une autorité de général des Armées !

13h :

Victor vient d'arriver accompagné de son ami Julien qui mange avec nous pour cette occasion. Il est rentré dans la pièce étonné et ému.

Élisabeth demande à tout le monde de s'asseoir à la table car nous allons commencer à manger. Au menu, il y a une salade verte avec des tomates ensuite en plat de résistance des pommes de terre avec du veau et en dessert gâteau de Savoie. Le repas est délicieux, nous nous régalons tous à part Juliette qui finit par en avoir plus sur la figure que dans l'estomac ! Victor ouvre ses cadeaux et déballe en premier le couteau suisse. Il sort aussitôt de son étui le tire-bouchon pour enfin ouvrir la bouteille qui attendait depuis le début du repas et que j'avais oublié de déboucher ! Ensuite il découvre la paire de chaussures : des galoches en cuir épais avec de solides semelles de bois. Je croise son regard et nous pensons sans doute tous les deux la même chose en cet instant : les chaussures lui seront bien utiles pour partir au service militaire. Cette perspective gâche un peu la joie de cet anniversaire mais c'est ainsi. Compte-tenu des tensions entre la France et l'Allemagne, il est indispensable que nos jeunes soient entraînes pour la défense de la Patrie.