La Saint jean

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Je vais maintenant écrire ces nouvelles à Victor. Il n'est parti que depuis ce matin mais son absence crée un grand vide dans le chalet, Jeanne semble morose ce soir.

Il va falloir que nous parlions sérieusement de son avenir avec Élisabeth. Peut-être devrons-nous trouver une solution afin qu'elle quitte Avérole pour aller travailler en ville. Elle montre d'excellentes compétences pour le commerce par contre ce n'est pas le cas pour le travail de la terre. Le départ de Victor doit augmenter son sentiment de solitude. L'avenir de ma fille me préoccupe autant que son bonheur.

Nous allons dîner sans Victor pour la première fois. J'espère qu'il est bien arrivé, sans malheur sur la route et qu'il avait encore tous ses papiers en se rendant à la mairie de Lanslebourg pour son incorporation. Reste à savoir vers quelle caserne il va être dirigé. Je pense avoir de ses nouvelles dans quelques jours, nous n'avons plus qu'à espérer que le courrier ne tarde pas trop à arriver. Cette soirée restera gravée dans la mémoire de toute la famille. Le départ du plus grand nous a rendu moroses. Un sombre silence s'est installé à table ce soir, personne n'avait le cœur de parler en ce moment. Nous allons nous coucher le cœur lourd et rempli d'espoir pour Victor qui va passer les trois prochaines années à être formé pour défendre la France dans les moments les plus durs comme dans les meilleures. Je suis fier d'avoir un fils comme lui ! J'arrête d'écrire pour aujourd'hui. Demain sera un autre jour.

16 juin 1914

11h :

Je me suis levé très tôt ce matin pour labourer le champ avec Zian. J'ai dû réveiller tous les voisins avec mes vocalises. Mon âne s'est arrêté deux ou trois fois car je commençais à avoir mal à la gorge à force de chanter. Mon voisin M. Chappaz m'a demandé si je m'étais inscrit à la chorale de Bessans ! Je lui ai répondu que non, j'avais juste acheté un âne têtu comme une mule qui n'avance que quand je chante. Nous avons beaucoup ri suite à cette révélation hilarante. Je l'invite alors à venir boire un verre de l'amitié avec sa petite famille à la maison.

Ces présences vont combler l'absence de Victor dans la maison.

11h 30 :

La famille Chappaz réunie au grand complet est à la maison. Paul semble bien s'entendre avec leur petit garçon Émilien ainsi que Jeanne avec l'aîné Étienne. Nous passons une excellente journée mais nous sommes toujours en attente de nouvelles de Victor. Nous reparlons de Mme Chappaz, la mercière de Chambéry. Elle a envoyé récemment une lettre à son frère. Elle se plaint de vieillir, de souffrir de rhumatismes. Son commerce lui donne tant de travail qu'elle n'arrive plus à faire face toute seule. Elle envisage de prendre un apprenti pour la seconder.

Mon regard croise celui de Jeanne et ses yeux qui pétillent en disent plus qu'un long discours. Il va falloir prendre des décisions après les moissons, l'été qui commence va m'aider à réfléchir sereinement.

19 juin 1914

Nous avons enfin reçu du courrier de Victor, il va bien, ils lui ont rasé les cheveux et il dort sur un lit inconfortable. Julien et lui sont dans la même section, il mange bien mais beaucoup moins qu'à Avérole. Il y a de nombreux entraînements au tir et d'alerte à la bombe pour les situations d'urgence. Il nous dit qu'il a bien reçu notre lettre et qu'il peut nous en envoyer deux par semaine. Il nous embrasse tendrement et nous préviendra dès qu'il aura une permission. Il nous explique également qu'il a été envoyé à la caserne de Joppet à Chambéry.

21 juin 1914

12h :

Aujourd'hui c'est la fête de la Saint Jean. Tout le village s'est rendu à Bessans pour un grand rassemblement de villageois, un immense feu de joie va être allumé dans la soirée. Des musiciens jouent de leurs instruments depuis tôt ce matin et continueront très tard ce soir pour animer ces réjouissances. Juste avant de quitter Avérole, Jeanne m'a suggéré d'emporter tous les rouleaux de rubans en velours et en satin afin que je puisse en vendre avant le début de la fête. Je reconnais que ma fille a le sens du commerce ! Les jeunes filles et les femmes coquettes aiment orner leurs chapeaux d'un nouveau ruban pour la Saint Jean. Les enfants s'amusent, tout le monde rit et s'affaire aux préparatifs du banquet qui se tiendra ce soir. Élisabeth et moi sommes allés à la messe à la chapelle Saint-Pierre pour la prière. Pendant ce temps, les enfants sont partis chercher du bois pour le grand bûcher. La coutume exige que toutes les personnes présentes à la fête amènent une bûche pour pouvoir allumer le bûcher. Quand il sera assez consumé, nous sauterons par-dessus au son des violons pour faire un vœu et éloigner le mauvais sort. Aujourd'hui c'est le jour le plus long de l'année : c'est le solstice d'été. Jeanne est heureuse d'aller au bal, comme toutes les jeunes filles en âge de trouver un amoureux ! Nous la taquinons sur ce sujet mais elle ne semble pas apprécier nos plaisanteries. Elle s'éloigne pour rejoindre ses amies en nous jetant des regards hautains et furieux !

« Je pense que Jeanne n'est pas encore prête à quitter la maison » me glisse malicieusement Elisabeth.

Je n'ose pas la détromper mais je suis convaincu du contraire : Jeanne a soif de liberté et d'autonomie. Nous ne pourrons pas la contraindre à se marier et à vivre de façon casanière.

Cette nuit de la Saint Jean est magique : mille feux s'allument peu à peu dans la montagne lorsque la nuit tombe. La musique remplit tous les cœurs de gaieté et la douceur du soir me rappelle une certaine année durant laquelle j'ai demandé ma femme en mariage.

Le journal d'un colporteurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant