Le domaine de papier

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Elle regardait les étoiles et puis elle est morte.
Un raie de lumière fin avait un bref instant redonné vie à ses yeux, un flocon de neige s'était écrasé sur son nez, et tout s'était terminé là. J'ai immédiatement pensé que ce n'était pas de chance, parce qu'il y avait des gâteaux dans le four et que je ne savais pas comment cuisiner.
Ça ne s'était pas fini dans le sang, ça ne s'était pas fini dans les larmes ; ça s'était fini un 24 décembre. Les deux chaises devant la maison étaient glacées, mais d'une froideur lucide, qui vous faisait oublier l'arthrose et le glas de jeudi dernier. Elle avait une tasse de thé dans la main et moi aussi, la sienne était tombée en même temps que son cœur avait lâché. C'était bizarre ; c'était nouveau. Je n'avais pas bougé. Je l'avais observée comme je l'observais déjà il y a des siècles, en pensant que faire le ménage serait compliqué à présent et que peut-être le thé tâcherait le bois déjà trop vieux. On avait longtemps plongé nos yeux dans le ciel, pour oublier que nous aussi on était déjà trop vieux, et tellement vieux, qu'on ne savait que s'asseoir et vivre, ou attendre et pleurer.
Tout ce que je me disais c'est : mince, je ne peux pas fermer la porte du garage correctement, et maintenant plus personne ne le fera à ma place. Au début je n'ai même pas eu le temps de penser que j'étais seul, uniquement de me dire que c'était un accident plutôt bête. Une minute plus tôt, on volait encore comme il y a 20 ans, et comme il y a 30 ans, et comme il y a 60 ans même, quand on pouvait encore se tenir debout ensemble au sommet de notre château de papier. On se prenait la main et on n'avait pas peur de la pluie, on bravait la tempête pour imposer au monde notre vision puérile du bonheur, et on reconstruisait nos avions jusqu'à ce qu'ils planent encore plus haut. Et puis, une minute plus tard, le vent ébranlait doucement notre paradis manuscrit, venait éparpiller les feuillets de toutes les saisons traversées. Il s'infiltrait lentement dans les lettres milles fois relues, et donnait le vertige, mais un vertige léger et doux, qui empêche de comprendre la vérité. Tout ce que je comprenais alors que sa tête basculait en arrière dans les dernières contemplations, c'est qu'il commençait à faire froid. Je me disais qu'il faudrait bientôt rentrer parce que ce n'était plus raisonnable de musarder dehors, à guetter l'éternité qui brille là-haut. Parce qu'elle brillait fort, et c'est pour ça qu'on était là. Elle m'avait convaincu de la suivre sur le perron, puisque les jeunes d'à côté n'étaient pas chez eux pour faire du bruit. Elle savait que je détestais le calme, mais que je l'aimais elle.
Et enfin, la première minute s'est écoulée. L'aiguille de ma montre a fini son tour, une étoile filante est passée, le souffle dans ma poitrine s'est débloqué, et j'ai compris ce qui m'avait obsédé toute ma vie : je l'aimais. Je l'aimais comme je n'avais jamais aimer personne, avec une telle force et un tel courage que j'aurai pu soulever des montagnes, me sacrifier milles fois et faire l'aller-retour de la Terre à la Lune milles fois supplémentaires, si ça avait pu la sauver. La première minute s'était écoulée, et il me semblait soudain que la vie ne serait plus jamais la même, puisqu'elle était morte. Notre château en papier était devenu si grand avec le temps, rempli de salles racontant nos destins communs sur des parchemins d'or, que l'imaginer vide, sans une vieille âme qui tournoie même un peu fatiguée, sans un vrai visage qui éclaire même un peu écorché, était devenu une illusion presque mythique. Aucune voix ne troublait le calme de sa lente marche, et l'impossible me lorgnait de là-haut, tandis que je peinais à réaliser que le temps était écoulé. Je tournais la tête vers la maison, et je voyais les bougies aux fenêtres. Je tournais la tête devant nous, et je voyais les lampadaires dans la rue. Je tournais la tête vers elle et je voyais la lune rétrécir, je regardais ses yeux et je sentais mon cœur défaillir, je regardais ses mains et mes jambes se paralysaient et je regardais sa bouche alors que la mienne se fermait à tout jamais. J'étais perdu, comme un gosse idiot qui avait oublié son sac chez lui. Sauf que je n'avais pas de chez-moi, il avait été inondé par une averse imprévue, et noyé, et martelé par de la grêle acérée.
Ma solitude était frappante, et mon mal-être comateux. Une pensée pénétrante m'obsédait et les larmes avaient peur, si peur, alors je me levai. Je fermai ses yeux, j'embrassai son front ; je pris sa main et je dessinai un avion du bout des doigts, dans le ciel. Puis je pris une grande inspiration et murmurai :
C'est l'heure.
Tout ce que les gens disaient c'était qu'ils étaient désolés.
Moi aussi, j'étais désolé.

*Nouvelle numéro 13 !! Je crois que je développe un nouveau thème d'inspiration, et sache Lecteur que j'adore ça ! :D J'espère te faire toujours autant plaisir, et bonne prochaine lecture !*



Pourquoi j'aurai dû naître animaleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant