Chapitre 1: l'invisible

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Soren jeta un regard chargé d'ennui à son interlocuteur. Ce dernier faisait défiler depuis presque une heure des employés de sa maison aux dons pitoyables. Il commençait à en avoir assez de cette mascarade grotesque. Le petit bourgeois qui avait fait appel à lui semblait avoir comprit le message. Une expression terrorisée passa furtivement sur son visage rubicond et sa grosse moustache se mit à trembler imperceptiblement. Ses cheveux passaient anarchiquement du châtain au brun en passant par toutes les nuances de chocolat et d'auburn. Modulation mineure de l'apparence physique, nota Soren. Un don très commun parmi la population, sans aucun intérêt. Il se mit à tapoter des doigts contre l'accoudoir de son fauteuil, observant le gros homme qui se mit à suer abondamment. Ses yeux bleus le transpercèrent, le mettant au supplice. Finalement il décida d'en finir et se redressa dans son fauteuil pour prendre la parole :

- J'en ai assez. Monsieur Alcor allez-vous enfin me montrer ce pourquoi vous m'avez fait venir ? Dois-je vous rappelez mes honoraires ?

- C'est que, commença Alcor en passant une main sur son visage luisant.

- Vous mettez ma patience à rude épreuve.

- Je suis désolé.

- Alors qu'est ce que c'est ? L'enfant d'une servante que vous avez engrossé ? Je peux le sentir vous savez ? Je le sens qui module, faites le venir, exigea le jeune homme.

Et en effet, Soren pouvait sentir l'inconnu utiliser son pouvoir. Comme une démangeaison, un picotement sur la peau de ses bras et de son cou. C'était léger, signe d'un pouvoir naissant, pas encore arrivé à maturité, ce qui laissait supposer qu'il s'agissait d'un enfant et non d'un adulte. Mais la sensation était franche, inéluctable. Il espérait que le pouvoir de moduler qu'il découvrirait chez ce bourgeois ventripotent serait intéressant. Peut-être un change-forme, vu qu'Alcor possédait un pouvoir d'apparence. Soren fit défiler dans sa tête les clients à qui il pourrait revendre le gosse. Si c'était une fille et effectivement une change-forme, il connaissait une excellente maison close dont la tenancière serait ravie de payer le prix fort pour un tel pouvoir. Il continua sa liste. Cirque, réseaux d'informateurs, armées et cercles de combats privés, ses clients ne manquaient pas, ils étaient riches et payaient cher pour les raretés qu'il leur dénichait. Car tel était son talent. Soren sentait le pouvoir de moduler. Il recommença à s'impatienter.

- Alors ? j'attends. Qui est-ce ?

- C'est, c'est ma fille. La quatrième.

- Oh je vois. Une quatrième bouche à nourrir et à qui il faudra fournir une dot convenable si on veut espérer faire un mariage pas trop décevant. Où est-elle ?

- Déa, viens ma petite.

L'air sembla crépiter près de la porte. Ce fut d'abord imperceptible puis de plus en plus franc. La tapisserie qui recouvrait le mur sembla onduler, comme si l'air tout autour chauffait. Petit à petit, la tapisserie disparue et une main apparue, suivie par un bras et tout un corps. En quelques secondes, une petite fille maigre au teint très pâle se tenait debout, adossée contre la mur, ses grands yeux bruns, de la même couleur terne que ses cheveux coupés courts, fixés sur Soren. Ce dernier esquissa un sourire ravit qui s'élargit jusqu'à ses oreilles.

- Une invisible ! s'exclama-t-il en bondissant de son fauteuil. C'est incroyable. C'est la seule ?

- La seule ? demanda Alcor sans comprendre.

- La seule de vos enfants avec ce pouvoir là ?

- Euh, oui.

- Et bien mon cher, qui que vous ayez mis en cloque, n'hésitez pas à recommencer si jamais vous avez besoin d'argent. C'est fabuleux. Dis moi, Déa, c'est ça ?

- Oui, murmura l'enfant visiblement méfiante.

- Déa, Déa, Déa. Peux-tu devenir invisible à volonté ?

- Seulement si vous ne regardez pas avec trop d'attention.

- Je vois. Je connais un endroit fabuleux où on va bien s'occuper de toi et où ton don sera apprécié à sa juste valeur.

- Elle sera bien traitée n'est ce pas ? demanda Alcor en fronçant ses sourcils qui changeaient toujours de couleur.

- Pardon, j'ai du mal comprendre votre question, se moqua Soren. Vous me demandez s cette enfant, que vous vous apprêtez à me vendre, sera bien traitée ? Je pense que cela ne vous regarde plus.

- Mais enfin, c'est ma fille.

- C'était. Dès que vous aurez signé les papiers que voici, vous en serez libéré, répliqua Soren en sortant de la poche intérieure de sa veste une liasse de document déjà pré remplis.

- Alors vous la prenez ?

- Evidemment.

- Que diront les gens ?

- Ils diront ce que vous leur direz, tout est là, répondit le jeune homme en tapotant les documents. La petite est morte de maladie, son certificat de décès est déjà fourni et signé. Tout est en ordre. Il ne manque plus que votre signature.

Soren savait que le bourgeois hésiterait. Il y avait un gouffre entre envisager de se débarrasser d'un enfant qu'on ne pouvait pas assumer et le faire réellement. Mais le jeune homme s'était renseigné sur Alcor et il connaissait l'état désastreux de ses finances. Avec trois autres filles sur les bras, dont une prête à convoler en juste noce, le marchant, avait désespérant besoin d'argent. S'il hésitait à présent, c'était par sursaut de conscience. Aussi pour le décider à signer plus vite, Soren sortit de sa poche une bourse distendue par les pièces, à laquelle il en rajouta une seconde plus petite avec un clin d'œil complice pour le père de la petite Déa, qui finit par signer les papiers, sa moustache à présent acajou de stress. Une fois la transaction mis en ordre, Soren rangea les documents dans sa veste et tendit la main vers la petite fille qui attendait, silencieuse et immobile, près du mur.

- Viens, approche, je dois te donner quelque chose.

L'enfant jeta un regard inquiet à son père qui l'encouragea d'un mouvement de menton et d'un sourire désolé.

- Très bien, donne moi ton bras.

La petite fille s'exécuta et tendit son poignet droit à Soren. Celui-ci y accrocha un bracelet en étain brillant qu'il referma à l'aide d'un petit cadenas dont la clef pendait autour de son cou. La gamine frissonna lorsque le bijou se referma autour de sa peau et leva un visage suspicieux vers le jeune homme.

- Qu'est ce que c'est ? demanda-t-elle. Ça fait froid dans tout mon corps, c'est bizarre.

- Une simple mesure de sécurité. Le bracelet t'empêchera de moduler tant que tu le porteras. Je ne voudrais pas que tu me fausses compagnie. Bon, et bien tout est en ordre alors allons-y.

- Je dois aller chercher mes affaires, dit Déa.

- Inutile, tu n'en auras pas besoin. Là où tu vas, tu auras tout de dont tu peut rêver crois moi. En route.

Sans laisser l'occasion à Alcor de dire au revoir à sa dernière née, Soren posa ses mains sur les épaules de Déa et l'entraina hors de la maison. Il avait horreur des adieux déchirants et de toute façon c'était mieux ainsi. La petite fille le précéda sans un regard pour son géniteur qui essaya de protester avant de réaliser combien c'était inutile. Soren quitta la maison du gros bourgeois avec un sourire triomphal. La journée commençait mieux que prévu, grâce à cette petite, il allait se faire un paquet d'or, il en était sur. A lui maintenant de bien mener sa barque pour que les enchères entre ses différents clients atteignent des sommets scandaleux. Et pour cela aussi, Soren était très doué.






Fer et SangWhere stories live. Discover now