Chapitre 10: Traque

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Soren empocha l'argent que lui tendait l'Artisan et se leva pour quitter les lieux.

- Attend ! Cette petite, tu vas en faire quoi ?

- La même chose que les autres. Pourquoi ça t'intéresse ? demanda le marchand en haussant un sourcil circonspect.

Il était rare que l'Artisan se soucie d'autre chose que de ses propres intérêts. Décidément, cette gamine faisait son petit effet. Peut-être qu'il devrait la garder avec lui, finalement. Enfin, si elle se montrait à la hauteur de ses attentes, bien sûr. Voyant que le géant ne répondait pas, Soren se rapprocha de la table.

- Alors ? Tu veux me faire une offre ?

- Non, elle est trop jeune. Mais tu devrais faire attention.

- A quoi ?

- A elle. Quand la rumeur de son potentiel se répandra, ils seront tous sur ton dos.

- Ils sont déjà tous sur mon dos.

L'Artisan poussa un grognement agacé. Soren lui rendit un sourire enjoué qui ne monta pas jusqu'à ses yeux et laissa le faussaire seul dans son petit atelier de torture. Des avertissements, il en avait reçu toute sa vie. Ne sois pas trop ambitieux. Forge-toi les bonnes amitiés. Apprend ta place. Reste dans ton niveau. Vend ton pouvoir au plus offrant, et reste loyal. Il contracta sa mâchoire en remontant les escaliers et en dépassant la scène. Ils étaient peu nombreux à connaitre la nature exacte de son pouvoir et Soren savait, que s'il avait repéré quelqu'un avec un don similaire, il l'aurait fait monter sur cette même scène sans aucun scrupule. Il avait fallu manœuvrer, mentir, dissimuler tout sa vie durant ce qu'il était et ce qu'il pouvait faire. Et maintenant qu'il avait enfin réussi, qu'il avait de l'argent et des relations, maintenant il faisait désordre et on voulait lui faire payer cette réussite jugé imméritée. Un rictus étira ses lèvres fines. Il descendit les escaliers branlants de la plateforme et s'empressa de quitter l'entrepôt clandestin. Il en avait sa claque des avertissements et il avait un monstre à chasser.

*

Comme toujours, les Arcades bruissaient de monde. Les premiers combats commençaient et la peau du marchand le picotait faiblement. Soren s'installa en retrait de la petite scène sur laquelle on présentait les combattants en mal de mécène. Il eut une pensée fugace pour l'Artisan. Autre scène, autres tractations. Les candidats défilaient dans une ambiance morose. Soren commanda un whisky reconstitué et se mit à guetter. L'épiderme à l'affut, attentif à chaque sensation qui parcourrait sa peau. Malgré sa concentration, il sentait les regards sur lui, captait son nom murmuré à la va-vite. Il avait l'habitude, et ne s'en formalisa pas.

Au bout d'un moment, il quitta sa table et se mit à errer entre les cages. Il examina d'un œil connaisseur une femme, dont les ongles s'allongeaient comme des aiguilles, qui s'acharnait à essayer de crever les yeux de son adversaire. Il paria quelques pièces sur elle, pour la forme. Soudain un flash de douleur le fit tituber. Il suffoqua, se retenant de griffer son cou jusqu'au sang, les mains paralysées. Tout son corps était en feu. Chaque centimètre carré de sa peau le brûlait avec hargne. Il battit des cils, le souffle coupé par la douleur, tenta de relever la tête. Ce simple geste envoya une onde de souffrance le long de sa colonne vertébrale et fit exploser ses nerfs optiques. Il se figea, comme si l'immobilité pouvait réduire l'intensité de la douleur. Dans ce maelström de sensations, une pensée limpide fusa. Il était là. Soren retint un gémissement et expira l'air qui semblait gelé dans ses poumons, lui arrachant un sifflement aigu. Il leva les yeux et la douleur s'évanouit, le laissant avec des tressautements incontrôlables dans les mains et les bras. Il prit plusieurs grandes inspirations pour calmer son cœur affolé et balaya la pièce des yeux. Il guetta un signe, une attitude suspecte mais ne vit rien qui le mit sur la piste de celui qu'il cherchait. Pourtant, la douleur avait été si puissante que l'inconnu devait se trouver tout proche. Il tourna sur lui-même, comme pris de panique mais les vertiges qui l'assaillaient étaient de plus en plus violents. Le cœur au bord des lèvres, Soren se força à l'immobilité, il devait réfléchir. Visiblement, la personne qui portait ce don extraordinairement puissant ne s'en servait que sporadiquement. Ce n'était donc pas un combattant. Un parieur ? Un touriste ?

Un cri interrompit son chapelet de questions mentales. Malgré ses muscles encore choqués, Soren se dirigea immédiatement vers la source du bruit. Il n'eut que quelques pas à faire pour trouver un homme appelant à l'aide, penché sur une silhouette familière. Allongé au sol, Brett se vidait de son sang par une large entaille à l'abdomen, les yeux écarquillés. Son regard terrifié se posa sur le marchand et il cligna plusieurs fois des yeux dans sa direction. Une petite foule s'était formée autour du malheureux sans pour autant s'approcher ou lui venir en aide. Chacun ses problèmes, disait-on dans la Sangle.

- Aidez-moi, demanda l'homme qui comprimait la blessure.

- Que s'est-il passé ? demanda Soren à l'homme qui tentait d'endiguer le flot carmin qui s'écoulait de la blessure.

- J'en sais rien. Je passais juste et tout d'un coup, il a hurlé. Bordel, ça s'arrête pas...

- Il faut appuyer plus fort sur la plaie. Il était tout seul ?

- Mais j'en sais rien moi ! Aidez-moi au lieu de bavasser, espèce d'abruti !

Soren retint une injure et se pencha vers Brett qui respirait en émettant des gargouillis immondes et bavait du sang. Il joignit avec dégout ses mains à celle du bon samaritain. Brett le regardait comme un enfant qui voit sa mère pour la dernière fois. Des bulles d'air éclatèrent sur son menton. Il suppliait du bout des cils. Soren inclina la tête, tout en pressant de toutes ses forces. Brett gémit et murmura quelque chose que Soren ne saisit pas. Il se pencha un peu plus, juste à temps pour saisir les derniers mots du mourant : « la salope ». Brett eut un soubresaut et retomba au sol, le visage crispé dans une ultime expression de souffrance.

Soren se redressa vivement. L'autre homme s'acharnait toujours sur la blessure du malheureux.

- C'est fini, dit simplement Soren en se relevant.

La foule s'écarta pour le laisser passer. Il s'éloigna du vacarme, les pensées emmêlées. Une femme, l'inconnu au don prodigieux était une femme. Une pointe de déception le traversa. Il ne pourrait jamais travailler avec une adulte, c'était trop tard. Il jeta un coup d'œil au corps sans vie de Brett et un sourire illumina son visage. Brett était connu pour aimer les jeunes femmes, très jeunes même. Avec un peu de chance, il s'agissait d'une adolescente. Il leva une main pour la passer dans ses cheveux et remarqua le gant écarlate qui ornait ses doigts. Une moue répugnée brouilla ses traits et il se dirigea vers l'arène la plus proche. Elle était accolée à un mur, alignée avec une rangée d'abreuvoirs pour bestiaux dans lesquels on nettoyait les combattants et les cages.

Il s'avança en tenant ses mains poisseuses devant lui pour que les gens s'écartent et atteignit sans encombre les lavabos de fortune. L'eau glacée gicla et entraina le sang avec elle dans un filet rubis. Soren suivit la trace des yeux tout en frottant ses mains. L'eau rougie dont il se débarrassait rejoignait un second filet d'eau, rouge lui aussi. Il sentit son cœur rater un battement. Il leva les yeux et c'est là qu'il la vit. Une peau blanche et laiteuse, surmontée d'une tignasse blonde hirsute qui formait des épis, comme si elle avait coupé ses cheveux sans miroir. Elle ne devait pas avoir plus de seize ou dix-sept ans. Elle raclait la paume de sa main à l'aide de ses ongles pour désincruster le sang qui avait commencé à sécher. Sans attendre, il se jeta en avant et agrippa son bras. Elle sursauta à son contact et tenta de reculer mais il resserra sa prise sur son poignet. Elle roula des yeux, paniquée, et la douleur explosa le long du bras de Soren. Elle modulait mais rien ne se passait. Au milieu des spasmes qui le secouaient, Soren esquissa un sourire triomphant. Il l'avait trouvé. Elle hoqueta, tentant de le faire lâcher prise en le griffant de ses ongles sales. Malheureusement pour elle, la douleur que ressentait déjà Soren était telle que ses doigts étaient bloqués autour de son poignet. Même s'il l'avait voulu, Soren aurait été incapable de la relâcher. Au bout de quelques secondes, elle sembla se calmer, voyant qu'il ne bougeait pas et la souffrance reflua lentement. Elle pencha la tête sur le côté et Soren put admirer ses yeux d'un vert trouble, plus clair autour de l'iris. Un regard de bête traqué, qui s'écarquilla d'horreur lorsqu'ils tombèrent sur le visage du marchand.

- C'est impossible, balbutia la jeune fille. Vous êtes mort !

Le marchand haussa les sourcils, surpris, interdit. Sa main libre battait l'air autour d'elle et s'arrêta sur le robinet rouillé. Soren eut à nouveau l'impression que son corps s'ouvrait en deux. Des larmes perlèrent sur ses joues tandis qu'il se recroquevillait sur lui-même tout en luttant pour maintenir sa prise sur elle. Il releva sa tête douloureuse juste à temps pour voir la fine lame s'abattre sur son bras.


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⏰ Last updated: Oct 04, 2016 ⏰

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Fer et SangWhere stories live. Discover now