2015.« Une autre », demanda-t-elle d'une voix rauque en jouant avec l'anse de sa choppe vide.
Le barman la dévisagea. Il essuyait le même verre depuis dix bonnes minutes, et ses yeux faisaient régulièrement un aller-retour entre elle et l'extérieur du pub, vérifiant ainsi à travers les vitres teintées si les passants étaient nombreux dans la ruelle. Au son de sa voix, il stoppa son activité, s'approcha d'elle et s'accouda au bar.
« Je vais fermer petite », lui dit-il, une expression lasse et désolée sur le visage.
Au vu des rides qui parsemaient son cou, il devait avoir une cinquantaine d'années. Sa moustache poivre et sel était foisonnante et mal entretenue car de nombreux poils dépassaient sur ses minuscules lèvres humides. À en juger par la couleur écarlate de son faciès il ne devait pas lésiner sur l'alcool, et avait sans doute une ou deux bouteilles de rouge planquées chez lui. Évidemment, sa femme devait l'ignorer, et lorsqu'il lui avouerait qu'il buvait depuis 10 ans, elle lui confierait qu'elle le trompait depuis à peu près le même nombre d'années.
« T'es mon dernier client, il est trois heures, je dois fermer ce bar », insista-t-il en la fixant de ses yeux porcins.
Tirée de sa rêverie, la rousse soupira longuement avant de farfouiller dans ses poches et d'y trouver deux billets et quelques pièces. Elle jeta le tout sur le comptoir et se leva paresseusement. Sans dire un mot, elle enfila son écharpe en soie et son imposante veste en laine avant de quitter l'endroit en claquant la porte.
« .. 'Aurait pu faire un effort », grommela-t-elle, la bouche pâteuse.
Elle marchait presque à l'aveugle en direction du premier arrêt de métro, expérimentant ainsi le contraste entre la chaleur étouffante du pub et le grand froid de dehors, si bien qu'elle bousculait parfois d'autres passants enivrés. Dès l'instant ou ses yeux reconnurent les marches pour accéder au sous-sol, elle se souvint de l'heure particulièrement tardive.
« .. 'Pu d'transport 'tain... » Bisqua-t-elle.
Elle saisit non sans difficulté son portable et joignit d'emblée un taxi. Encore, elle allait devoir descendre de la voiture en marche pour se dérober du paiement, puisqu'elle avait donné sans compter ses derniers euros au bouffon du pub irlandais.
Elle s'assit sur le banc le plus proche, et fut surprise par la froideur du métal. Troisième nuit qu'elle passait à boire seule ce mois-ci. Ce compte la faisait-elle rentrer dans la définition de la dépravation, ou de la solitude ?
Essayant vainement de se démêler de l'ivresse qui l'exultait, elle étendit ses jambes pour les croiser devant elle, et frottait maladroitement ses mains gelées sur ses cuisses. Alors qu'elle observait tomber, puis fondre quelque flocons de neige sur ses bottes d'un air absent, elle entendit une voiture se garer quelques mètres plus bas. La jeune femme inséra ses mains dans ses poches, les faisant rencontrer de vieux mouchoirs usés, et dévia son regard en direction du vrombissement : son taxi était déjà là -ou bien sa notion du temps était bien trop altérée. Elle s'empressa de le rejoindre en titubant, pourtant elle était persuadée de marcher droit.
« Rue Anatole», indiqua-t-elle au chauffeur en montant dans l'habitacle, certaine que des odeurs de bière atteignaient ses narines.
Il obtempéra sans rien dire, et la rouquine surveillait attentivement la route qu'il empruntait.
Elle le laissa rouler ainsi 20 minutes, dans le plus grand des silences, puis au feu de circulation le plus proche de sa destination, la portière s'ouvrit à la volée et une furie se mit à courir le plus rapidement possible sur la fine couche de neige qui commençait à tapisser le sol, en manquant de glisser à plusieurs reprises. De furieux coups de klaxon résonnèrent en écho avec des éclats de voix enragés alors qu'elle prenait soin de se cacher dans le buis d'une rue parallèle, le cœur battant. Puis, le moteur se remit à rugir, et le taxi partit en trombe dans un crissement sonore dans la direction opposée. La jeune femme attendit néanmoins quelques minutes pour s'assurer qu'il était suffisamment loin, puis elle s'enquit de monter la rue Anatole. Elle marcha péniblement jusqu'au numéro 40, et sonna à Clark sur l'interrupteur à moitié arraché de son cadran de métal.
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Trojan (en réécriture)
Science Fiction2015. Le monde entier est numérisé, relié, connecté. L'information court plus vite que n'importe quel animal. Les livres ne sont plus autant omniprésents et les enfants détiennent tous la dernière technologie, la dernière invention qui passe à la...