« C'est beau, n'est-ce pas ? »
Les lumières de la capitale étaient éblouissantes. La lancinante langueur du fleuve se chargeant de faire miroiter la ville, les rayons étaient dédoublés. Où que se portât le regard, la lumière explosait. Les grands bâtiments du centre de Caliope, tous de pierre blanche finement sculptés, semblaient bondir de la toile sombre du ciel et filer vers le firmament. En contrebas, les rues pullulaient de vie. Des milliers de personnes déambulaient, une lanterne à la main, le regard émerveillé par les centaines de peintures éphémères qui égayaient les rues les moins belles de la ville. Çà et là, des artistes jonglaient avec des quilles enflammées ou dansaient autour d'anneaux brûlants. Près de la place des Amants, les façades avaient été changées en écran gigantesque, sur lequel on projetait des images merveilleuses. Un cerf-volant dragon flottait doucement au-dessus de la coupole du Parlement, toisant les humains ridicules qui fourmillaient à ses pieds.
Elle en avait presque oublié la question.
« Oui, c'est vrai. »
Depuis combien de temps était-elle accoudée à cette rambarde, le regard perdu dans l'immensité de Caliope ? Elle ne savait pas.
« La fête de la lueur est vraiment mon moment préféré de l'année. »
« Original. »
Il lâcha un petit rire.
Il sentait bon, comme de l'herbe humide, et son rire pétillait comme les bulles de champagne de son verre. Il était un peu plus grand qu'elle, pas de beaucoup, le nez droit, les pommettes hautes et les cheveux blonds en bataille. Il s'approcha d'elle.
« Je peux ? »
Elle acquiesça sans rien dire.
« Vous n'avez pas l'air très bavarde. »
Ce fut son tour de sourire.
« Pardonnez-moi, je suis perdue dans mes pensées ces temps-ci. Elena. »
Elle lui tendit la main.
« Thomas. »
La poignée de main dura un instant.
L'air s'électrifia. Plus rien n'existait autour d'eux, le brouhaha de la soirée derrière eux mourut, assassiné, bâillonné, éventré par la beauté de l'instant. La main de l'homme se serra brusquement, jusqu'à faire mal à Elena qui lâcha un petit cri.
Le son perçant parvint à fendiller le monde dans lequel ils s'étaient installés et le contact se rompit. Ils restèrent alors à se regarder là, les bras ballants. Puis elle se jeta sur lui.
Ses lèvres avaient un gout de champagne.
Ses mains caressaient son visage avidement, comme si le voir ne suffisait pas. Elle devait le sentir, le toucher, le goûter, le posséder. Il les entraina jusque dans un petit coin de la terrasse, loin de la grande baie vitrée derrière laquelle le tout Paris s'appliquait à saturer son sang d'alcool. Ils trouvèrent un angle sombre au milieu duquel trônait un transat abandonné.
C'est ici qu'ils firent l'amour.
Ce fut rapide.
Il déchira sa robe haute couture, jeta les débris de sa propre chemise au sol et, tout en l'embrassant avec passion, la pénétra comme un forcené. Le Charme ne se brisait pas.
La rapidité de l'acte ne résida alors point en une excitation trop brutale des deux partenaires.
Elena étrangla Thomas avec sa propre ceinture.
Elle attacha la sangle avec des gestes d'experte, sans même sourciller, alors qu'il était encore en elle. Il mourut en convulsant, dans ces gestes désordonnés qui collent si bien à ceux qui jouissent. C'était frappant comme la mort et la jouissance se rapprochaient en cet instant très précis. Son regard injecté de sang semblait poser une seule et même question, il invoquait la causalité, avec le désespoir et la haine de celui qui meurt misérablement.
Lorsqu'il finit de se débattra, son corps tomba mollement sur Elena.
Elle reste un petit moment comme cela, son corps encore chaud en elle, sur elle, autour d'elle. Puis elle le poussa sur le côté et tira une cigarette de la poche du pantalon de Thomas. Elle remit une mèche en place et tira longuement sur sa cigarette. Elle mit sa tête entre ses mains, les mains tremblantes. Elle répéta à tue-tête le leitmotiv qui rythmait sa vie.
« Un milliard quatre-cent quatre-vingt-seize millions. »
Certains disent que la mort de l'Âme Sœur peut créer un traumatisme physique et psychique tel qu'il entraine la propre mort du sujet. D'autres disent qu'elle anesthésie, place un voile aseptisé entre le sujet et le monde, le conduisant lentement à sa perte. D'autres parlent du meurtre de l'Âme Sœur comme l'arrachement de toute humanité d'un seul et même coup, menant elle aussi à l'autodestruction.
Si elle avait pu, elle se serait excusée. Si elle avait pu, elle lui aurait expliqué à quel point ça lui avait fait mal, au début. Si elle avait pu, elle lui aurait dit que cela ne lui faisait plus rien à présent. Mais elle ne pouvait pas.
Son absence de cœur l'en empêchait.
Elena écrasa sa clope sur le visage bleui de Thomas.
VOUS LISEZ
Absinthe
Short StoryImaginez un monde où trouver l'amour est tout autrement important que dans le vôtre. Imaginez un monde où votre vieillissement tout entier se cristallise dès la puberté atteinte et ne reprend son cours qu'une fois l'Âme Sœur trouvée. Plongez au cent...