Chapitre #4 : Balzac.

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L'extrémité s'illumine. La fumée rampe dans le conduit sombre. Souffle interminable. Bouffée d'air frais. Répétez.

« Mais ça te rend pas fou toi ? »

L'extrémité s'allume de nouveau. La cendre tombe sur ses genoux pour partie, s'envole dans la bise de la fin de soirée pour le reste. Le balcon est minuscule. Ils passent à peine à deux et leurs jambes sont entremêlées. Les deux chaises semblent être incrustées dans les murs de l'immeuble. Le cendrier vomit les mégots en tous genres et l'odeur si caractéristique de la doucereuse drogue flotte dans les airs.

« Eh, Camille, tu m'écoutes là ? »

La jeune fille lui vole des mains le joint à demi consumé, levant les yeux au ciel.

« Bon, tu disais ? »

« Je disais » poursuivit Léopoldine en inhalant une longue bouffée « que la nature est vraiment une grosse merde. »

Elle avait des cheveux noirs en bataille, coupés à la garçonne. Elle aurait été plus virile que Camille lui-même s'il n'avait pas eu une mâchoire assez large pour habiller son visage fin coiffé de cheveux châtains bien coiffés.

« Depuis qu'on est enfants, on nous serine avec la doctrine de l'Âme-Sœur. Alors oui c'est génial sur le principe. Chacun est biologiquement lié à un alter-égo quelque part dans le monde, quelqu'un qui, au premier contact, t'électriserait tellement que tu en tomberais profondément et passionnément amoureux. Rien que dit comme ça tu sens l'embrouille. »

Camille lâcha un rire léger. Il la laissait parler. Léopoldine ne se laissait jamais interrompre de toute façon, elle prétendrait ne l'avoir pas entendu et continuerait méthodiquement sa petite tirade.

« Je déteste cette conception de moitié. Non mais vraiment, ça me révulse. Cette idée que l'on est tout compte fait qu'un morceau, qu'un fragment, qu'une ébauche pas finie d'humain. Sans compter sur notre organisme qui nous force, nous martèle, nous entrave dans notre poursuite. Putain si le salopard là-haut qui a eu l'idée de cette bouffonnerie nous regarde toujours, il doit bien se marrer. »

« Tu dis ça parce que ça te frustre toujours d'être à dix-huit ans. »

« Mais bien sûr que ça me frustre ! » s'emporta Léo.

Elle balança le mégot par-dessus le balcon et ils le regardèrent chuter lentement vers les pavés en contrebas. Une musique étouffée provenait d'un balcon voisin, où ils pouvaient distinguer une jeune femme, le regard plongé dans le lointain, vers la fête des lueurs. Léopoldine continuait :

« Ça me rend fou, cette règle implacable. Tu sais que ça fait huit ans que j'ai physiquement dix-huit ans. Je crèverais pour avoir une ride. Et tout ça parce que je n'ai pas trouvé mon alter-égo. Ma moitié. Mon âme sœur. »

Elle cracha au sol.

« La nature s'est vraiment branlée sur nous c'est moi qui te le dit ça Cam. Le narvalo qui nous a conçu il avait une chouette idée de la vie et de la nature humaine. Mais merci les ratés. Je fais quoi, moi qui ne me sens attirée ni par les hommes ni par les femmes ? Je reste là la gueule collée contre les rails d'un train pour qu'il m'explose le crâne parce que je ne suis pas assez « normale », parce que je n'ai pas réussi à aimer quelqu'un ? Notre monde entier gravite autour de cette recherche de l'âme sœur. Des cons passent leur vie à chercher la bonne personne. Ça me dépasse. »

Ils rentrèrent dans le petit appartement de Léopoldine, fermant la fenêtre pour s'affaler sur le lit. Camille prit une inspiration.

« Moi ce qui m'enrage le plus, tu sais, c'est la stérilité désenamourée. »

Léopoldine lâcha un petit grognement approbateur.

« Le fait même que deux personnes qui ne soient pas Âmes-Sœurs l'une et l'autre ne puissent même pas concevoir d'enfant me dépasse. La nature était-elle si têtue qu'elle ait décidé que seul l'amour, l'unique, pourrait procréer ? »

« Si ça se trouve, c'est juste pragmatique. Avec tous ces cons sans Âme Sœur qui trainent pendant des décennies, la démographie aurait explosée et on aurait eu l'air bien con, à chercher nos moitiés dans des villes surpeuplées. C'est peut-être le seul truc bien pensé de tout ce merdier. »

Camille grimaça, peu convaincu.

Un long silence s'installa.

Le silence est un outil incroyable pour mesurer les relations qui lient entre eux les individus.

Voyez-vous, un silence gênant pendant lequel votre regard s'attardera sur tout ce qui vous entoure, cherchant désespérément un prétexte pour fuir ou engager une conversation futile qui occupera l'espace sonore, ne peut signifier qu'une seule chose : une distance non négligeable. Le silence confortable dans lequel s'installent deux amis comme ils s'installeraient dans un canapé est tout autrement savoureux.

Il laisse aux deux protagonistes la délicieuse liberté d'errer sans entraves dans leurs pensées débridées, sans juge ni arbitre pour les y commander. Ce silence est gage d'amitié, de respect et d'intimité. Somme toute, le silence heureux est la plus belle preuve de connivence.

« Sans compter les crève-cœurs. »

Le silence rassurant faisait place au silence pesant. La pesanteur étant alors signe de gêne. Il serait bon au lecteur de noter que le phénomène de pesanteur ne revêt pas toujours cet aspect négatif et la légèreté n'a pas à loisir le bon rôle, comme le ferait remarquer Kundera.

Camille pose sa main sur celle de Léopoldine. Le contact est rassurant. Elle pleure déjà.

« Parfois je me dis que c'est pour le mieux. Je n'aurais jamais imaginé maman sans papa. Et puis quand il est mort, elle est devenue si pâle. Les médecins m'avaient prévenu instantanément. Crève le cœur d'une âme et sa sœur la suivra. Quand elle est partie elle était si heureuse. Elle savait qu'elle allait le retrouver, elle en était convaincue. Je n'ai jamais osé lui dire que je ne croyais pas en cet éden merveilleux où tous ceux qui nous quittent se retrouvent. Je ne crois qu'en la décomposition de la matière, la transformation des chairs et le retour à la terre nourricière. L'âme est une grosse connerie inventée pour nous faire gober que l'amour est un tyran. »

Elle aspire une nouvelle bouffée de cannabis, faisant retomber toute la tension de son dos d'un seul coup contre le tissu du drap.

« Ou que la passion est un martyr. J'en sais rien, j'ai jamais vraiment aimé Balzac. »

AbsintheOù les histoires vivent. Découvrez maintenant